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Éditions Kickshaws
John Crombie
I Remember…

« A private press may be defined as the typographic expression of an ideal, conceived in freedom and maintained in independence. »
Will Ransom, Private Presses and Their Books. New York, R. R. Bowker, 1929, p. 22.

À la Charité-sur-Loire, les libraires existent en nombre – c’est d’ailleurs apparemment la ville du mot. Chaque année, un festival y est organisé. « Je ne suis pas seul. Il y a les mots. » Voilà ce qu’on peut lire du train en arrivant à la gare.

D’après une tenace rumeur, un typographe et faiseur de whisky habiterait à la Charité. Après plusieurs appels téléphoniques, nous arrivons devant une boutique fermée à l’intérieur éclairé. Nous frappons. On nous ouvre. Nous restons là sur le pas de la porte, en expliquant notre venue. Nous insistons face à un regard suspicieux. Nous entrons.

Kickshaws éditions est une Private Press créée et dirigée par John Crombie et Sheila Bourne. Fondée à Paris en 1979 par Crombie, elle est d’abord le support de ses propres créations typographiques et littéraires. Depuis, Crombie et Bourne ont publié plus de 150 titres. Les éditions Kickshaws ont la particularité d’investir de manière atypique le design de livre et la composition typographique. On peut y trouver un large panel de fontes – essentiellement provenant d’imprimeur ou de fonderies françaises – mais aussi de reliures, de formats, etc.

Nombre de ces livres sont l’œuvre littéraire de Crombie (essentiellement des nouvelles et poésies, où l’absurde prédomine), mais aussi sa propre interprétation ou traduction d’écrivains français et francophiles comme Alphonse Allais, Samuel Beckett, Pierre-Henri Cami ou encore Raymond Queneau. Les textes sont aussi bien en français qu’en anglais. La collection des éditions Kickshaws inclut aussi des illustrations (de Bourne, notamment), linogravures, ou collages faisant partie intégrante du livre.

Éditions Kickshaws
John Crombie
I Remember…

Il est ici question de livre d’artiste. Petit tirage, réalisé artisanalement, une édition pour bibliophile déplumé. Idéal pour mon budget. J’achète un petit livre à 40 euros ; une « aubaine », d’après le vendeur.

Le choix des caractères et la composition de cette édition originale m’a paru intéressante. Et le vendeur intriguant. Dans son échoppe : une presse typographique automatique, des casses, et un nombre important de créations éditoriales et de compositions typographiques différentes. Il m’explique avec le flegme de son accent écossais posséder un choix conséquent de caractères qu’il a récupéré auprès d’anciens collègues devant cesser leur activité faute de commande. Il possède aussi quelques caractères en bois, dont il se sert a priori assez peu. On le comprend aisément si l’on considère la taille de sa presse, qui le limite en terme de format.

Le livre a un format carré (19 x 19 cm). 3 cahiers de 8 pages cousues sont collés entre eux. La couverture s’apparente à une reliure intégrale, le dos n’est pas collé à la reliure et se décolle légèrement évitant ainsi les plis et permet une bonne ouverture du livre. La couverture et la quatrième de couverture sont pourvues de rabats muets d’un tiers. Le papier n’est pas mentionné. Il ressemble à un Velin d’arche d’un grammage assez conséquent, aux alentours des 160 g. Le papier à l’intérieur est le même qu’en couverture. Il est massicoté de toute part.

L’ouvrage est entièrement composé à la main, et tiré à 135 exemplaires, numérotés. Le texte a été écrit en 1991 par John Crombie et imprimé en 1992 sur sa propre presse, à la Charité-sur-Loire.

Éditions Kickshaws
John Crombie
I Remember…

La couverture alterne typographie au plomb et agrandissement en polymère, entre noir et gris. Le titre n’est pas sans rappeler le livre de Georges Perec ou encore de Joe Brainard : I Remember… qui s’inscrit en noir, au centre, dans un caractère en capitale qu’il m’est difficile d’identifier.

En couverture, la composition des polymères annonce sommairement la règle du jeu. Composé en bas de casse, chaque pronom utilise une typographie différente.

Sur les premières pages, seul un bloc de texte est présent. Le nombre de blocs par page augmente progressivement pour arriver à 5, et pour ensuite voir leur nombre décroitre jusqu’à revenir à 1 bloc à la dernière page. Ces compositions ne semblent pas respecter de grilles, mais sont parfaitement équilibrées sur chaque page. Les marges et les blancs tournants sont identiques entre chaque bloc.

À première vue, la justification des paragraphes parait idéale. Même lorsque, composé en Trieste, une moyenne de 5 mots compose chaque ligne. À la lecture, il apparait que Crombie s’est permis une grande liberté à la césure des mots. En effet : celles-ci ne sont jamais signalées par un tiret, et elles interviennent très souvent – quel que soit le nombre de lettres séparées. L’illusion visuelle est réussie : le pavé de texte est parfaitement justifié sans pour autant que les césures apparaissent. Le réglage assure indéniablement une bonne lisibilité. La longueur des paragraphes varie en fonction de la fonte utilisée. Autre particularité : l’ensemble des textes ne possède aucun point. Seul un point d’exclamation et un point d’interrogation sont recensés dans le livre. Seules les virgules ponctuent le flux, et les majuscules sont utilisées uniquement pour les noms propres et les mois de l’année.

Le caractère est défini en couverture comme une règle du jeu, et est annoncé au colophon. Pour chacun des pronoms suivants, un caractère typographique est associé : « you » est composé en Trieste, « him » en Bodoni, « her » en Chambord, « us » en Garamond, et « them » en Helvetica extended. Chacun de ces pronoms balise chaque paragraphe du livre. En changeant de paragraphe, il ne semble pas y avoir de continuité ; et l’histoire se dessine ainsi, comme une suite d’extraits successifs où il est question de parcours et de déambulation d’un lieu et moment à un autre de l’année.

À la cinquième page du livre débute un paragraphe qui mélange deux caractères. Il commence par « you » et inclut un « her ». Il est composé en alternant de manière aléatoire le Chambord et le Trieste. Voilà une extension à la règle annoncée par Crombie : certains paragraphes liant 2 pronoms différents associent du même coup les deux caractères correspondants. Ainsi, une chorégraphie s’opère, et l’association de certains caractères est surprenante. Le « gris typographique » s’en trouve bouleversé : une Chambord rencontre une Helvetica extended, le gris parait très clair ; mais lorsque une Garamond rencontre une Bodoni, une vibration s’installe… La différence de hauteur d’x d’un dessin (de lettre) à un autre provoque une oscillation singulière.

Éditions Kickshaws
John Crombie
I Remember…

Il est intéressant de regarder de plus près les pratiques éditoriales de petites structures comme celle-ci, datant de quelques décennies. Et pourquoi pas de les comparer avec le nombre croissant de petites maisons d’éditions qui naissent presque chaque mois en France. Kickshaws éditions n’étaient pas les seuls à faire des livres « d’art » à édition limitée.

Les techniques d’impression moderne étaient quasi-inaccessibles pour les indépendants ; l’artisanat restait plus réalisable en terme de moyens techniques, pratiques et financiers. Kickshaws éditions connurent leur moment de gloire dans les années 70-80, comme d’autres dans l’expérience des Private Press. Je pense notamment à Orange Export Ltd. qui, créé par Emmanuel Hocquart et Raquel Levy dans les années 70, fut une maison d’édition qui a commencé « petit » avec la volonté de le rester, et qui a produit des livres d’une grande qualité, tant sur le plan matériel – le livre en tant que produit – que littéraire ou poétique. Les livres faisaient l’objet d’une commande à un écrivain, en associant parfois un peintre. Les relations texte/image construites à partir de ces commandes étaient intrinsèquement liées à l’aspect humain. C’était aussi le moment pour ces petites maisons d’édition de confronter une écriture à une intervention plastique, typographique ou picturale. Il n’y avait à mon sens ici pas de fétichisme de l’objet. Ils réalisaient leurs livres seuls, de la conception à l’impression en passant par la reliure, ou même l’écriture.

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