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Espaces verts, les surfaces du néant fertile, Une exploration poétique des mondes parallèles

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Tout ce que je vois, tout ce que je fais, prend son sens dans un espace mental où règne le même calme qu’ici, la même pénombre, le même silence parcouru de bruissement de feuilles. Au moment où je me concentre pour réfléchir, je me retrouve toujours dans ce jardin, à cette heure-ci du soir, en ton auguste présence, quoique bien occupé, sans repos, à remonter un fleuve vert de crocodiles où à compter les barils de poisson salé qu’on descend dans la cale.1

gif arbre fond vert. capture d’écran, de « trees moved by the wind [Chroma Key Effects ] Â»

gif arbre fond vert.
capture d’écran, de « trees moved by the wind [Chroma Key Effects ] Â»

Le fond pictural est une limite infranchissable, la fin d’un espace physique et peut être le début d’un espace au delà de celui-ci. C’est à la fois une fin et une infinité, sur et dans laquelle rien n’apparait ; c’est un espace vide, une vacance qui incite au remplissage et dans laquelle tout peut y exister. C’est une surface de projection, un espace méta-physique, un espace des possibles. C’est le tohu va bohu primordial, le vide premier, le chaos initial, le désert du virtuel. Le fond vierge à partir duquel tout peut-être imaginé et construit. Je vais ici m’interroger sur un fond qui déjà contient quelque chose, qui déjà nous indique un chemin, ce fond en question est le fond vert. Les fonds verts sont aujourd’hui les fonds invisibles mais biens réels sur lesquels se construisent nos images et nos rêveries, cinématographiques, télévisuelles et numériques. Cette couleur verte est avant tout un choix technicien, cette couleur étant une des moins présente dans la coloration de notre épiderme. Elle est donc l’outil qui permet d’intégrer, d’incruster au mieux nos corps et les objets faisant partie de notre réalité physique, aux décors d’un imaginaire plus ou moins fécond.

Mais ce choix tout technique soit-il, semble malgré lui et en lui porter le souvenir poétique d’une image archaïque. Et c’est celle-ci que je vais tenter de retrouver, une fois de plus à travers des exemples hétéroclites. Je vais essayer de tracer une histoire possible, un chemin éventuel qui pourrait nous parler de ces fonds colorés, en tout cas d’explorer les liens poétiques qui se sont agencés à la vue et à la lecture de différentes sources. Quelles seraient dans ces fonds colorés qui nous sont invisibles, les antiques survivances ? Le point de départ de cette réflexion est apparu lors de discussions tenues avec Kevin Gotkovsky, et je tiens ici à le remercier. C’est ayant à l’esprit ces discussions que les paroles d’André Malraux, dans Les métamorphoses du regard, à propos des fonds d’or et colorés en peinture ont connu soudain un intérêt nouveau :

Simone Martini, L’annonciation et deux saints, Florence, 1333. Extrait de : Clovis Prévost, « Les dieux de la nuit et du soleil Â», Les métamorphoses du regard, 1974.

Simone Martini, L’annonciation et deux saints, Florence, 1333.
Extrait de : Clovis Prévost, « Les dieux de la nuit et du soleil Â», Les métamorphoses du regard, 1974.

« Byzance veut exprimer le monde en tant que mystère d’où le fond d’or qui ne crée ni une surface ni un vrai lointain mais un autre mystère (…) le fond d’or ne naît pas de l’imitation de quelque chose, il a la volonté de créer un univers autre (…)

Quand vous prenez les fresques de Giotto. Comme elles sont relativement abîmées, on a le sentiment qu’il y avait des ciels, et puisque ça a été assez abimé que ce ne sont plus tout-à-fait des ciels. Prenez des jumelles et faites attention, vous verrez qu’il n’y a pas de ciel ! Ce sont des fonds bleus ! Et ils jouent exactement le même rôle que les fonds d’or ! (…) Si c’est un fond bleu c’est une suggestion du ciel, (…) le fond rouge suggère le crépuscule. Â»

André Malraux ajoute alors — et de ces propos naît l’article que vous lisez :

« Et il n’y a qu’une seul couleur dont on ne sait jamais servi pour les fonds c’est le vert ! Parce que le vert c’est presque la vérité, le vert suggérait les feuilles, ce n’est pas sérieux ! Â»2

Ces déclarations peuvent être intéressantes aussi bien quand à l’idée d’un legs direct du fond bleu pictural fait aux techniques d’incrustations télévisuelles, qu’à ce constat de la non utilisation du vert comme fond coloré. Ce vert qui serait trop proche d’une réalité, qui rendrait impossible une certaine mise à distance de la représentation et donc la possibilité de créer un monde autre. Ce vert restera invisible aux yeux des télé-spectateurs et autres regardeurs de notre temps, mais il deviendra le support inapparent de tous les possibles. Un abîme qui n’est plus blanc, qui est peut-être libre, mais qui est la porte d’entrée dans une infinité des possibles. Mais ce fond qui est « presque la réalité Â» ce fond de feuillages invisibles, pourrait-il être celui d’un lointain jardin ? Pourrait-il être celui du jardin dont nous avons perdu l’accès et le chemin qui nous y mènerait, et que nous essayions depuis de retrouver ou de réinventer ?

Nicolas Poussin, Le printemps ou Le Paradis terrestre, Paris, 1660-1664.

Nicolas Poussin, Le printemps ou Le Paradis terrestre, Paris, 1660-1664.


 

L’Éden est dans tous les verts


Commençons cette exploration du vert au commencement, à la fin des sept premiers jours bibliques de la création du monde et avec la création de l’homme celui d’un jardin, celui d’Éden. Si aujourd’hui le paradis a pour représentation archétypale un ciel peuplé par des êtres plus ou moins dénudés, un lieu situé au dessus du monde, but final d’une élévation spirituelle, là où résiderait le créateur, où les nuages vaporeux offrent un doux repos éthéré, il n’en a pas toujours été ainsi.

« Alors Iahvé Elohim forma l’homme, poussière provenant du sol, et il insuffla en ses narines une haleine de vie et l’homme devint âme vivante. Iahvé Elohim planta un jardin en Éden, à l’Orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Iahvé Elohim fit germer du sol tout arbre agréable à voir et bon à manger, ainsi que l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la science du bien et du mal. Â»3

Ce paradis donc, n’a pas toujours été pensé et représenté comme un ciel à habiter. Le mot paradis nous vient du grec paradeisos, lui même emprunté au perse et désignant un jardin, ou plus particulièrement un jardin entouré de murs. Le paradis à donc d’abord été l’Éden, le fameux Paradis bien terrestre et surtout bien perdu. La simple association de ces deux mots ; jardin et Éden est en soit intéressante. Nous l’avons dit ce Paradis est un jardin entouré de murs, il est clos. Mais Éden vient d’un mot hébreu, lui même proche du babylonien edinu, et du sumérien edin signifiant steppe ou plaine4 . On pourrait donc voir ici la construction d’une image archaïque de la description d’un monde hors du monde. Ces murs qui au milieu de la steppe s’élèvent et permettent l’émergence d’un nouvel environnement. Un monde artificiel protégé de la réalité sauvage et des affres de la nature, construit pour l’homme et son plaisir qui pourrait être le premier monde parallèle au monde, le premier fond vert. Un monde à côté du notre, qui serait à la fois son ombre et caché dans celle-ci. Mais comme nous le savons, le premier homme et la première femme seront chassés de ce monde pour avoir goûté au fruit de la connaissance du bien et du mal et avoir perdu leur innocence. Ce bannissement qui projette l’homme dans un monde qui n’est plus à sa mesure, laissera pour toujours la trace douloureuse et nostalgique du souvenir d’un autre monde à jamais perdu, mais que l’homme s’évertuera à retrouver.
Il me semble qu’en passant par le récit de l’âge d’or chez les grecs puis par le doux pays de bergers poètes qu’est l’Arcadie, ou encore plus tardivement par le pays de cocagne, cette image, ce souvenir d’un autre monde idéal, proprement bucolique, verdoyant et abondant restera une constante. Le souvenir mythique et la recherche désespérée d’un monde fait à notre mesure et dans lequel la nature organisée nous offre ses fruits sans les luttes et sans la sueur par lesquelles nous payons notre sortie de l’innocence, mais aussi de l’ignorance.
Le vert comme fond coloré pourrait donc être vu comme une évocation de ce monde virtuel, de la jeunesse et de la génèse imaginaire, du commencement d’un monde où tout est encore possible qu’est L’Éden. Cette enfance d’un monde à recouvrer est aussi celle d’un monde à inventer et cela se fera sur fond vert. Ce n’est pas dans une plaine vide et ouverte ou la vue porte loin. C’est sur l’épais feuillage des arbres et des buissons, c’est sur les mystères de ce fond verdoyant qui obstrue la vue et qui nous oblige à imaginer ou a oublier ce qu’il peut y avoir au-delà, que les autres mondes sont à imaginer. Les fonds verts qui sont aujourd’hui les nôtres, pourraient-être vus comme une mise en forme abstraite et essentielle, comme un vestige de l’idée d’Éden. L’idée d’un Éden construit par l’homme, de mondes dont nous aurions la maîtrise et dont nous serions les omniscients créateurs. Monde duquel aucune force et aucune faute ne saurait plus nous arracher.

On retrouve dans la nouvelle ré-interprétation de l’Éden qu’est l’idée d’un retour ou d’un rapprochement d’avec la nature l’idée d’une réalité alternative naissant dans le vert des feuillages. Depuis l’invention d’une certaine forme de civilisation, de la cité, une grande partie des tentatives de re-commencement ou de re-fondation de la société s’est construite par opposition à l’urbain à travers un retour à la nature vu comme espace vierge et donc propre à de nouveaux commencements. Cette idée d’un autre monde prendra ensuite de nouvelles formes notamment plus technologiques et c’est à travers cette invention des mondes que je compte voyager.
 

Nous allons maintenant emprunter un chemin sinueux qui nous conduira peut-être en Éden, en traversant divers lieux dont chacun possède sa propre nuance de vert. Les étapes de ce trajet ont été choisies parce qu’elles me semblaient nourrir l’idée poétique de fonds verts qui permettent l’émergence d’autres mondes et que le fond vert d’aujourd’hui — comme l’Éden en est la primitive forme — est un des derniers avatars de la construction de ces mondes parallèles. Et qu’en conservant le vert il conserve le souvenir du premier jardin.
 

Première étape : fond vert Sherwood


Photogramme extrait de The Adventures of Robin Hood, Michael Curtiz et William Keighley, 1938.

Photogramme extrait de The Adventures of Robin Hood, Michael Curtiz et William Keighley, 1938.

Green ninja

Green ninja

Pour cette première étape il faut entrer dans l’ombre d’une forêt embrumée et dans une époque un peu plus tardive que celle de la création du monde. On y retrouve l’idée de ce monde parallèle grâce à un personnage qui nous vient du moyen-âge, le fameux Robin des bois — en français. C’est en combinaison et collants verts et incarné par Errol Flynn que restera fixé une certaine image de ce Robin des bois. Cette construction cinématographique d’un monde parallèle est doublement instructive car dans cet exemple se superposent et se confondent deux constructions de mondes. Premièrement dans la fiction même de Robin des bois, et deuxièmement dans sa mise en image hollywoodienne. Dans cette univers forestier et bucolique, l’épaisseur du fond vert est là aussi celle du feuillage, celle d’un grand chêne qui projette dans la forêt son ombre inquiétante. De frondaisons dans lesquelles on grimpe, on se cache, et on détrousse la réalité. Où on s’extrait d’un monde et des lois qui le régissent et on devient hors-la-loi.
Ainsi camouflé notre justicier en robe échappe à la réalité d’une épée qui voudrait mettre un terme à la joyeuse construction d’un monde parallèle qui se bâtit entre une grande gorgé de vin et un morceau de viande — réunissant à Hollywood deux visions utopiques dont j’ai déjà parlé, une rencontre entre l’Éden et le pays de cocagne. Robin des bois et ses camarades sont en embuscade. Ils « s’en-boisent Â». Ils incarnent cet autre monde. Plus que l’image de personnages qui essaieraient d’échapper à une réalité en en construisant une autre, ils sont l’image d’une autre réalité presque invisible mais agissante. En vert sur vert, Robin des bois et ses compagnons se dissimulent et ne font plus qu’un avec leur monde sylvestre, leur monde sauvage. Ils deviennent ces êtres vêtus de combinaisons vertes que personne n’est censé voir sur les écrans mais qui dans la réalité d’un plateau de tournage interagissent avec les sujets visibles. Si ces derniers tirent parfois les ficelles invisibles de la cape d’un super héros, les hommes de Sherwood sortent ponctuellement de leur invisibilité pour agir sur la réalité visible et s’attaquer aux chevaliers. Dans leurs armures et leur tuniques flamboyantes, ceux qui n’ont plus que de chevaleresque leur apparence tentent de s’incruster. Ils sont la réalité que les habitants du bois vont tenter de combattre, de modifier et de supplanter. Le fond vert est ici presque construit en profondeur. Certain peuvent y pénétrer ou s’en extraire. Pour les autres il est l’écran qui s’interpose, la frontière entre leur réalité et celle dissimulée qui se construit en secret.
Voila donc pour l’image que l’on peut lire à travers cette histoire de Robin des bois. Quant au film lui même et sa conception il raconte une autre histoire. Le cinéma depuis son origines pose la question de la vraisemblance et de la construction de celle-ci. Chaque film est donc en soi un micro monde parallèle. Et toute la question qui est posée dans cet article sur les fonds verts vient de cette nécessité qu’ont les films à proposer l’existence potentielle d’un autre lieu ou d’un autre temps.
 

Deuxième étape : fond vert Pacifique


John Knoll, Jennifer in paradise, 1987.

John Knoll, Jennifer in paradise, 1987.

Continuons notre exploration du lien entre l’Éden et le monde des possibles offert par l’image, il faut maintenant faire un pas de côté, sortir du fond vert et rentrer dans l’image retouchée numériquement. Pour cela il nous faut nous rendre dans l’Océan Pacifique, dans un passé qui nous est plus proche, une journée de 1987. Un certain John Knoll y prend en photo sa femme. Elle a les cheveux bruns, le dos nus et le corps à moitié immergé dans l’océan. Son regard qui nous est impossible de voir, ses pensées semblent vagabonder vers l’horizon lointain offerts par l’île de Bora Bora. Cette photo qui pourrait nous sembler d’une banalité effroyable est beaucoup plus intéressante qu’elle n’y parait, car John Knoll n’est autre que le co-créateur de photoshop, ce célèbre logiciel de retouche photographique. Et la dite photographie est la première image jamais éditée grâce à photoshop. La première image retouchée numériquement avec ce logiciel qui achèvera de banaliser la retouche photographique et ouvrira au plus grand nombre l’univers infini de la transformation des images. Cette image est un des ancêtres commun à toutes les images d’aujourd’hui. Elle est une Ève technique de notre imagerie contemporaine. Et c’est là que le titre donné par John Knoll à cette photo est merveilleux — pour l’idée que j’essaie de développer — « Jennifer in Paradise Â». Vision moderne d’un paradis terrestre, les plages du pacifique donnent une partie de son titre à la photo, il n’y a certes aucun fond verts qui à été utilisé pour celle-ci mais cette image qui nous parait aujourd’hui être un archaïsme, est aussi l’annonciation de la naissance du fond vert. C’est l’avènement de la numérisation des images, qui généralisera l’utilisation du fond vert en remplaçant presque entièrement toute autre techniques d’incrustation. Ce paradis de sable fin dans le quel Jennifer se prélasse, est un retour à l’idée d’un monde construit, découpé, imaginé par l’homme. Un mirage créé par lui et pour lui. En quelques milliers d’années les murs érigés autour d’un jardin dans le désert de la steppe sauvage, ont pris différentes formes pour à ce moment là de notre histoire devenir le cadre d’une fenêtre de travail sur l’écran d’un ordinateur. L’homme se met à nouveau à la place d’un créateur maitrisant l’entièreté d’un univers. À l’intérieur de ces quatre murs gris qu’est le cadre de la fenêtre numérique, tous les mondes peuvent être inventés et le verbe créateur de Iahvé est remplacé par un panneau d’outils qui façonne les images comme il avait façonné le monde.
 

Troisième étape : fond vert Willemite


Photogramme extrait de, The Matrix, réalisé par The Wachowskis, 1999.

Photogramme extrait de, The Matrix, réalisé par The Wachowskis, 1999.

Nous avons vu que le choix de la couleur verte utilisée comme fond pour l’incrustation d’images avait été un choix technique. Mais il y a eu un autre choix lui aussi tout aussi technicien qui peut venir nourrir mon propos. Ce choix est celui qui à été fait dans les années 1960 pour les moniteurs d’ordinateurs dit monochromes. Pour certains ordinateurs le choix à été fait d’utiliser la couleur verte sur fond noir pour l’affichage des caractères pour des raisons de performance. Ce paramétrage n’a pas été le seul utilisé mais il semble avoir marqué durablement l’esthétique de l’imaginaire numérique, ainsi que l’imaginaire lié à une des dernières formes de monde parallèle que nous ayons inventé, qu’il s’appelle cyberespace ou monde virtuel.
Encore une fois un film The Matrix nous parle d’une autre réalité verte qui se soustrait à notre appréhension — le cyber-espace, le lieu de l’échange de données par les voies numériques. Dans ce monde le fond vert n’est pas uni et plat. Au dense feuillage des forêts succède la superposition et le flux de caractères verts. Le bruissement des feuilles est remplacé par le ronronnement des machines. Ce vert qui s’étend devant nous est plus une trame verte q’un fond, mais l’accumulation des couches de cette trame dissimulent bien un autre monde. Ici la thématique de L’Éden est quelque peut renversée ou en tout cas peut être lue d’une autre manière. L’homme, ici exploité par des machines pour l’énergie produite par son corps, est maintenu dans un monde virtuel qui à l’apparence d’un monde qui nous est familier. Et ce n’est qu’en prenant conscience de la véritable situation dans laquelle il se trouve, en abandonnant son innocence et son ignorance qu’il sort de son Éden cauchemardesque. Ici le fameux Morpheus et ses pilules prennent la place du serpent tentateur ou de Jean Baudrillard. Le héros choisit de sortir de l’Éden pour devenir humain. La faute est remplacée par le choix. Mais c’est bien une fois de plus l’idée d’un monde virtuel qui se dessine , d’un autre monde qui nous empêche de voir celui qui nous entoure et dont le vert est la manifestation. Cette esthétique du vert – même si elle est aujourd’hui un peu datée – est ici encore l’expression d’un monde parallèle mais qui cette fois, s’il est bien construit pour l’homme ne l’est pas par lui. Dans ce film l’utopie c’est le « vrai Â» monde, celui des hommes. Nous apprenons dans le dernière épisode de la trilogie que celui-ci n’existe malheureusement qu’au bon vouloir des machines, qu’il est lui aussi une fiction, une simulation. C’est à se demander si les Wachowski (créateurs de The Matrix) n’auraient pas lu le passage suivant écrit par Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation, dans le chapitre science-fiction.

« L’imaginaire était l’alibi du réel, dans un monde dominé par le principe de réalité. Aujourd’hui, c’est le réel qui est devenu l’alibi du modèle, dans un univers régi par le principe de simulation. Et c’est paradoxalement le réel qui est devenu notre véritable utopie – mais une utopie qui n’est plus de l’ordre du possible, celle dont on ne peut plus que rêver comme d’un objet perdu. Â»5

Ce vert matriciel, ce moule qui donne forme mais que nous ne sommes pas censés voir, si il semble bien loin d’un jardin des délices, est d’une autre façon, un retour à une forme originelle. Un retour au texte qui, par l’agencement et les combinaisons infini de ses caractères, permet l’existence d’une infinité de mondes. Ce déchiffrement des caractères mouvants et du code, est une cabalistique numérique. L’élu est celui qui, sachant déchiffrer le code, peut lire entre les lignes et les réorganiser. C’est peut être là un des autres lieux de L’Éden, dans le texte enceint par les marges désertiques du livre, puis dans le code qui prend forme sur nos écrans.

Photogramme extrait de, 1492, Conquest of paradise, Ridley Scott, 1992.

Photogramme extrait de, 1492, Conquest of paradise, Ridley Scott, 1992.

Nous nous rapprochons maintenant de la fin de notre voyage. Il nous à été impossible d’explorer l’ensemble des chemins, nous avons laissé dernière nous l’histoire des Hashashin et de leur stupéfiant paradis, où coule au milieu du jardin des fontaines à l’eau rafraichissante, où l’on s’abandonne aux plaisirs de tous les sens. Nous n’avons pas raconté celle de Christophe Colomb qui découvrant le verdoyant Nouveau Monde se demande s’il est en Éden. Nous n’avons pas évoqué l’histoire du gazon anglais, cette autre surface verte qui pourrait être virtuellement travaillée et rentable, mais qui est laissée vierge par ostentation. Dans un temps plus récent, sur la chaîne Youtube appelée Primitive Technology, dans l’état Australien du Queensland, un jeune homme reproduit sur le fond vert de la forêt pluviale les gestes archaïques de l’homme s’efforçant de façonner un monde à sa mesure. Le bruit de la hache de pierre attaquant le tronc d’un arbre, celui d’une main qui frappe et modèle l’argile pour lui donner forme.

Ce chemin ne nous à pas conduit en Éden. Nous sommes revenus sur nos pas, car des mondes, si ils sont parallèles, géométriquement parlant, soit ne se toucheront jamais, soit sont confondus. Le fond vert pourrait être l’orée d’un monde nouveau qui nous dévoilent sa limite. Sans pour autant nous indiquer si nous sommes sur le point de sortir de ce monde ou d’y pénétrer, le fond vert est la frontière entre différentes réalités siamoises que l’ont ne peut séparer. Deux réalités qui ne sauraient exister l’une sans l’autre, celles dont nous pensons faire partie et celles dont nous aimerions faire partie.

Peut-être n’est-il resté du monde qu’un terrain vague couvert d’immondices, et le jardin suspendu du palais du Grand Khan. Ce sont nos paupières qui les séparent: mais on ne sait lequel est dehors, le quel est dedans.6

  1. Italo Calvino, Les villes invisibles, traduction de l’italien par Jean Thibaudeau, Paris, éditions Gallimard collection folio, 2013, première parution en italien en 1972, p.127. []
  2. André Malraux, extrait du film Les métamorphoses du regard, 1re partie les dieux de la nuit et du soleil,réalisé par Clovis Prévost, 1974. []
  3. La Bible, l’Ancien testament, Paris, Librairie Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1956, p. 7. []
  4. Note de bas de page, La Bible, l’Ancien testament, op. cit., p.7. []
  5. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, éditions Galilée, collection Débats, 1981, p. 179. []
  6. Italo Calvino, Les villes invisibles, traduction de l’italien par Jean Thibaudeau, Paris, éditions Gallimard collection folio, 2013, première parution en italien en 1972, p.128. []

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