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Histoire de tourner en rond — Brèves, cousues main, du fromage normand à Barack Obama

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• En esquissant des graphiques sectoriels, je m’aperçois que je suis tout à fait incapable de dessiner, à main levée, un cercle rond, ni même un rond en forme de cercle. Je dois pourtant tracer une ligne dont tous les points sont à égale distance d’un unique point que l’on appelle, proverbialement, centre. Cependant pour en faire un diagramme, il faut le trancher ou le multiplier à l’intérieur d’un système de proportionnalité. Il faut que cet espace équivalent au carré du rayon par lequel je multiplie Pi devienne la représentation physique d’une donnée chiffrée.

 

• Récolter des données chiffrées pour les analyser et les interpréter n’est pas une lubie de néo-comptables du XXIe siècle puisque les premiers pictogrammes s’apparentant à une écriture, et originaires de Mésopotamie, avaient pour but le recensement des têtes de bétail. C’était environ 3300 ans avant notre ère. De toute évidence on ne parlait pas encore de statistique. Le mot apparaît pour la première fois au milieu du XVIIIe siècle.

Tablette pictographique Sumérienne datée de la fin du IVe millénaire avant notre ère © Villamota

• La fin du XVIIIe siècle s’avéra être le moment où les graphiques et diagrammes ont révélé leur utilité à l’Europe. Au nord de celle-ci, en Écosse, se trouve la ville de Dundee où William Playfair vit le jour en 1759. Notons que Dundee sera baptisée, quelques années plus tard, City of jute, jam and journalism pour son essor industriel dans le jute, la marmelade et le développement du journalisme. Journalistes et historiens, amateurs de confiture d’agrumes ou non, attribuent à William Playfair (1759-1823) les premiers exemples de représentations graphiques de données sous forme de séries chronologiques et d’histogrammes en 1786 (Commercial and Political Atlas) et de diagrammes circulaires en 1801 (Statistical Breviary).

William Playfair, portrait, n.d.

William Playfair, The Universal Commercial History, 1805 (via seeingcomplexity)

William Playfair, extrait du Statistical Breviary (1801)

• Le diagramme circulaire inventé par Playfair est aujourd’hui appelé graphique sectoriel,  pie-chart en anglais, ou plus communément «camembert».

 

• Le camembert est un fromage odorant de Normandie découvert selon la légende en 1791 – dix ans avant celui plus mathématique de Playfair – par Marie Harel qui habitait – coïncidence – dans le village de Camembert. Elle aurait tenu le secret de la recette d’un curé, originaire de la Brie, réfugié dans sa ferme. Le camembert serait donc contre-révolutionnaire. Or, deux ans plus tôt, William Playfair, installé en France, participait à la prise de la Bastille.

Camembert contre-révolutionnaire

• Si la prise de la Bastille annonce la chute de l’Ancien Régime et l’exécution de Louis XVI, ce dernier avait accueilli avec bienveillance les innovations graphiques de Playfair. Cependant, diverses entraves ralentirent la publication de visualisations de données dans les écrits scientifiques à commencer par des difficultés techniques d’impression et une réticence à voir des éléments considérés comme illustratifs dans ces écrits. Playfair avait aussi eu du mal à convaincre dans son propre pays, le monde scientifique Grand-Breton ayant émis des réserves et des inquiétudes quant à la justesse de ce type de représentation.

 

• La justesse et la précision ne sont effectivement pas les premières qualités du camembert. Quand celui de Marie Harel est appréciable pour son goût incomparable de lait cru, celui de William Playfair l’est surtout pour son approche intuitive et sa capacité à matérialiser les parties d’un tout. Il est d’ailleurs plus utilisé par le marketing et le monde des affaires dans le but de marquer d’un sceau fallacieux « vérité objective » que dans le milieu scientifique lui-même1

William Playfair, diagramme circulaire tiré du Statistical Breviary (1801)

• Sciences, histoire, art & littérature, géographie, sport et divertissement sont les domaines culturels qui déterminent les couleurs au Trivial Pursuit. Dans ce jeu, chaque joueur complète son graphique sectoriel au fur et à mesure de ses bonnes réponses et matérialise ainsi, à la fois, son score, sa position sur le plateau et les domaines culturels qu’il a validé. Aujourd’hui, la simplicité d’utilisation de cet objet et la pureté de sa forme m’enchantent. Il est de ces objets réussis dont la forme est devenue une évidence.

«camembert» du Trivial Pursuit

• Rien d’évident dans les mathématiques. Pendant des siècles l’emblématique nombre Pi a été une énigme et son calcul un défi. On trouve les premières traces de cette recherche sur des tablettes babyloniennes datant de 2000 ans avant J.C. Un peu plus tard, au IIIe siècle avant le même J.C., Archimède découvre l’existence d’une constante liant l’aire d’un disque au carré de son rayon et le périmètre au diamètre. Encore plus tard, c’est en 1706, précisement à la page 263 du livre Synopsis Palmariorum Matheseos de William Jones, qu’apparaît pour la première fois la lettre grecque π avec la signification que l’on connaît. Aujourd’hui, certaines personnes, dont je ne fais pas partie, connaissent un milliard de décimales au nombre Pi, mais il n’y a plus d’espoir de résoudre la quadrature du cercle : conclure ce nombre est impossible.

gravure représentant le savant Archimède, n.d.

• Impossible ne serait pas français d’après Napoléon, petit homme nerveux et empereur des Français à partir de 1804. Le chauvinisme n’était pas son moindre défaut et il entraîna la Grande Armée à sa perte, sur les rives de la Bérézina pendant l’hiver 1812-1813.

David, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard (1801)

• Cette bérézina de l’armée napoléonienne fut transcrite graphiquement en 1869 par Charles Joseph Minard (1781-1870) dans sa Carte figurative des pertes successives en hommes de l’Armée française dans la campagne de Russie en 1812-1813 : superbe carte traçant l’itinéraire de l’armée, ses pertes humaines et la variation de la température, qui le rendit célèbre. Minard fit une brillante carrière dans le génie civil après avoir étudié à l’École polytechnique et à l’École nationale des Ponts et Chaussées. Son talent dans la vulgarisation des résultats statistiques en fit un pionnier de la traduction, graphique et cartographique, de données appliquées au génie civil.

Carte figurative des pertes successives en hommes de l’Armée française dans la campagne de Russie en 1812-1813, dessinée par Charles Minard et publiée en 1869

• Du génie, il en fallut à Minard pour valider à la fois théoriquement, et par une expérience pratique et technique, l’utilité de donner une direction figurative à la statistique. Estimant que les cercles séparés se comparent mal mais que les secteurs d’un même cercle se comparent très bien, il est le premier à faire figurer des informations quantitatives sous forme de camembert sur une carte, développant ainsi le système de diagrammes circulaires de Playfair. Et il semblerait que ses « cartes figuratives » et « tableaux graphiques » aient reçu un accueil favorable puisque sous le Second Empire, tous les ministres des travaux publiques se feront portraiturer avec une créations de Minard en arrière-plan.

Carte figurative et approximative des quantités de viandes de boucherie envoyées sur pied par les départements et consommateurs à Paris, dessinée par Charles Minard, n.d.

• Pas d’arrière-plan dans les photographies d’Étienne-Jules Marey (1830-1904), inventeur de la chronophotographie, tout se passe dans la décomposition du mouvement de la scène du premier plan. Ce précurseur du cinéma a sans doute apprécié, dans la carte de Minard retraçant la campagne de Napoléon en Russie, la décomposition temporelle de la bataille en une seule image. Il dira, à ce propos, que Minard a «défié la plume de l’historien dans sa brutale éloquence». Cette même carte fut qualifiée de «meilleur graphique statistique jamais tracé» par Edward Tufte2.

Chronophotographie d’Etienne-Jules Marey (c.1880s)

• Edward Tufte, statisticien américain et professeur émérite en économie politique, informatique et statistique, a orienté ses recherches vers le design d’information; c’est un pionnier dans la visualisation de données. Cet homme – par ailleurs fer de lance d’une guerre sans merci contre PowerPoint3 – est convaincu que la puissance évocatrice et rhétorique d’une représentation graphique égale l’écriture linéaire classique. En 2010, Tufte était nommé, par Barack Obama, conseiller auprès du Recovery Board’s Advisory Panel. Jusqu’en janvier 2013, il va créer des cartes et des diagrammes pour le site gouvernemental Track the Money dont l’objectif est la transparence de l’utilisation des fonds dédiés au redressement économique américain.

Capture d’écran tirée du site www.recovery.org

• Que la politique de redressement économique américain intègre le langage de la visualisation de données révèle le moment particulier que vit cette discipline. Les capacités techniques de stockage grandissent proportionnellement à l’apparition d’une masse exponentielle de données. Nous voilà avec une matière considérable dont il faut extraire des connaissances. Dans ce règne de l’immatérialité, les graphistes, représentants de l’ordre à établir, ont un rôle majeur à jouer afin de rendre visible, accessible et transmissible ce nouvel état du savoir.

 

• Les formes inédites que prend le savoir entraînent l’apparition de nouveaux outils. Edward Tufte souligne la scission qui a longtemps existé entre les graphistes destinés à la communication et les scientifiques utilisant les graphiques pour communiquer leurs résultats. Les designers graphiques adaptent depuis toujours leur manière de travailler aux outils qu’ils s’approprient. Ils sont désormais en mesure de programmer leurs propres outils, leurs propres logiciels, grâce à l’émergence de langages informatiques – comme celui de Processing – accessibles au-delà du cercle des scientifiques, ingénieurs, informaticiens et autres geeks.

Logo de Processing

Double-page du rapport d’activité du CNAP © .CORP / www.corp-lab.com

• Le code, que ces mêmes geeks utilisent, se retrouve dans des productions graphiques, comme en 2011, dans les visualisations de données du rapport d’activité du CNAP4. Les logiciels développés à cet effet avec Processing ont permis de générer les squelettes de graphiques à partir de tableaux de chiffres. Ces outils rendent possible la prise en compte d’un grand nombre d’entrées, d’une complexité bien supérieure à ce qui peut être fait manuellement, pour des résultats plus précis.

 

• Plus précis mais plus large devient le rôle du graphiste, s’extirpant définitivement du travail de surface qu’on tente de lui coller comme seule attribution, pour s’engager dans une pensée en projet, une pensée globale du système de production d’images. Il s’agit du même processus qui conduit les designers à se regrouper dans des ateliers équipés de machine-outils assistées par ordinateur, autrement appelés FabLabs, pour penser des objets qui intègrent dès le départ l’entièreté des modalités de production. Et pour représenter un projet global, subdivisé en plusieurs secteurs d’activités, rien de tel qu’une esquisse de graphique sectoriel…

 

 

 

 

 

  1. De nombreux chercheurs ont comparé et analysé les différents modèles de diagrammes et démontré que la comparaison des données est plus évidente avec un diagramme en points ou en bâtons qu’avec un graphique sectoriel. De plus, William S. Cleveland et Robert Mc Gill soulignent qu’un camembert peut toujours être remplacé par un diagramme en bâtons. (William S. Cleveland et Robert Mc Gill « Graphical Perception : Theory, Experimentation, and Application to the Development of Graphical Methods », in Journal of the American Statistical Association, n°387, septembre 1984. []
  2. Cf. http://www.edwardtufte.com/tufte/minard []
  3. Edward R. Tufte, The Cognitive Style of PowerPoint, Cheshire, CT, Graphics Press, 2006 []
  4. Rapport d’activité créé par .CORP [la transparence et la prévention contre les conflits d’intérêts veut que l’auteur de ces lignes confesse faire partie de cette équipe de graphistes] []

Entrevue

Beauregard