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La connaissance des formes

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La connaissance des formes, Cneai (2012)

Généralement présenté comme le plus ancien jeu1 de stratégie combinatoire abstrait connu (à minima 5 à 8 siècles avant Jésus-Christ, en Chine), le go oppose deux joueurs pour le partage des territoires d’un plateau. Les pierres blanches ou noires de chacun des deux joueurs, posées tour à tour sur les intersections de la grille du goban, esquissent des chaînes qui sont autant de lignes de force et bordures destinées à développer le plus grand territoire possible.

Lors du fuseki (l’ouverture), symétrie et réversibilité s’entremêlent dans l’idée d’échange : au cœur d’un espace de jeu sans orientation, il est dit que l’on procède à un échange, nécessairement, lorsque l’on renonce à jouer une position pour en favoriser une autre, éloignée, et laisser l’intersection non-jouée à l’occupation de l’adversaire ; le choix contraire aurait généralement conduit au même échange, en négatif. Deux coups tout d’abord possibles pour Noir sont en fin de compte partagés avec Blanc, et le visage de la partie est ainsi modelé.

Les premiers coups, à distance les uns des autres (on parle alors de vitesse, comme d’un mouvement dans l’espace, bien que les pierres ne se déplacent jamais une fois posée), développent ce que l’on appelle de l’influence ; les joueurs amorcent et dispersent les bords de formes en devenir,2 tout en tentant de distribuer l’équilibre,3 de donner du poids et des directions au jeu, comme l’on guiderait le flux d’écoulement des eaux. Si cet instant est bien celui de l’esquisse, permise par la base modulaire de la grille, le dessin prépare en réalité plutôt le coulage des formes, au sens sculptural du terme. Les lignes de force dessinées établissent des creux, des vides qui deviendront des points de territoire mais qui peuvent être attaqués, entamés, réduits par des approches et des captures de l’adversaire (1 point est obtenu pour toute intersection vide entourée par ou contenue à l’intérieur d’un groupe de pierres de même couleur).

La connaissance des formes, Cneai (2012)

 

Première définition
des formes

À l’ouverture de la partie, puis pendant la première moitié du jeu, une “forme”, c’est tout d’abord et très simplement la relation spatiale entretenue par deux, trois ou quatre pierres (de même couleur ou non). Nobi, ikken tobi, nikken tobi, kogeima, kosumi, on leur donne parfois des noms d’animaux par métonymie, œil d’éléphant, gueule de tigre, nez de chien, tête de cheval.

Cette manière de considérer des agencements de pierres dans l’espace du plan comme des formes engage deux commentaires immédiats : tout d’abord, comme le rappelle Rudolf Arnheim dans « Art and visual perception », la forme d’un escalier en colimaçon n’est pas le contour précis de son dessin. Lorsqu’il est demandé à quelqu’un de décrire un escalier de la sorte, le doigt de la personne interrogée décrit le plus souvent simplement une spirale montante, c’est-à-dire l’axe caractéristique principal de l’objet (pourtant absent de l’objet lui-même), pas ses contours. La forme d’une chose est donc décrite avant tout par ses caractéristiques spatiales considérées comme essentielles. Ensuite, et c’est le second commentaire, ce répertoire des formes du go est un exemple appliqué au Jeu d’une loi fondamentale pour la perception visuelle mise en évidence par la gestalt theorie : tout stimulus visuel tend à être vu de manière à ce que le schéma qui en résulte soit aussi simple que les conditions le permettent,4 c’est la raison pour laquelle l’esprit synthétise généralement structurellement un groupe de points en carré ou en cercle, en un tout (la forme perçue, une mélodie, ou gestalt). Les formes élémentaires du go répondent à cette exigence : elles sont le minimum de pierres nécessaires à un équilibre déployant des qualités, de par leur tout, squelette, ensemble, au-delà d’elles-mêmes. Coup et forme s’y confondent, un coup construit une forme.

The Jan van Eyck go club, Jan van Eyck Academie (2012)

 

Seconde définition
des formes

« “Avoir une forme”, est une particularitĂ© qui distingue certaines zones du champ visuel d’autres zones qui, en ce sens, n’ont pas de forme ». Wolfgang Köhler prend ici comme exemple les contours du territoire de l’Italie et sa contre-forme, l’Adriatique, pour dĂ©montrer selon lui la manière dont une forme surgit toujours en constituant un fond : « Dans notre exemple, tant que la zone de la MĂ©diterranĂ©e avait une forme, celle correspondant Ă  l’Italie n’en avait point et rĂ©ciproquement. […] Lorsque le système nerveux rĂ©agit en mosaĂŻque et que l’organisation se dĂ©veloppe, il peut se faire que diverses entitĂ©s prennent naissance ; ainsi de la pĂ©ninsule italienne et de la pĂ©ninsule mĂ©diterranĂ©enne ».

Constituer une figure et un fond (forme et contre-forme) au jeu de go, c’est constituer un territoire, une portion du plateau encerclé par les pierres d’une même couleur. C’est à cette étape de développement du jeu, à cette échelle-ci, lorsque les figures s’organisent et que les pierres se connectent de proche en proche pour constituer des chaînes que le terme “forme” revêt une nouvelle et seconde signification : la “forme”, dès lors, n’est plus la relation spatiale entretenue par deux, trois ou quatre pierres, mais une caractéristique qualitative permettant de prédire si un groupe de pierres (de même couleur) est vivant, avec ou sans condition, ou déjà mort.

Car dans le déroulement d’une partie, le go fait intervenir des règles arbitrant la vie et la mort des pierres posées sur le plateau. Une pierre, ou une chaîne de pierres, vit tant qu’elle se préserve de la perte de la totalité de ses libertés, c’est-à-dire de l’espace à l’entour d’elle-même. Une pierre, ou une chaîne de pierres, est morte lorsque toutes ses libertés sont occupées par les pions ennemis.5 La seule façon de vivre presque sans condition pour un groupe est la constitution de deux “yeux”, c’est-à-dire l’aménagement de deux libertés intérieures, deux orbites, où l’ennemi ne peut venir jouer sous peine de suicide (Si la vue fait vivre, un seul œil est cependant synonyme de destin tragique car au jeu de go le borgne ne survit pas).

Capture

Dans le dessin des chaînes de pierres sur le goban, la théorie dit ainsi qu’il existe des formes (configurations) vivantes et des formes mortes. Les formes vivantes sont les groupes de pierres dont la silhouette permet la fabrication de la vue, c’est-à-dire d’au minimum deux yeux vitaux. Les configurations mortes sont les groupes de pierres dont le profil interdit la production de plus d’un œil. Il existe également des formes d’un troisième type, indéterminées ; selon qui joue en premier au “point vital” de ces territoires, les groupes en question produiront deux yeux ou non, vont vivre ou mourir. À la manière du chat de Schrœdinger, ces ensembles sont à la fois morts et vivants tant que le point vital n’a pas été joué.

 

DĂ©veloppement et croissance
des formes

Au jeu de go, l’évolution et la croissance des formes a donc pour but de constituer des groupes complexes vivants, les plus étendus possibles ; le développement du jeu permet d’évoluer de formes élémentaires vers des formes complexes organisées, deux “états de formes” différents nécessitant deux définitions différenciées.

D’un tout global le goban se parcelle au fur et à mesure en une somme de situations locales caractérisées et indépendantes les unes des autres. L’évolution s’ébauche sur le canevas de ce que l’on pourrait nommer pour l’occasion des “nœuds”, c’est-à-dire des intersections vides dont les coordonnées ne sont pas encore précisément situées (Il est possible d’énoncer les choses différemment : l’on détecte la présence d’un nœud ou plusieurs nœuds, approximativement situé(s), lorsqu’un groupe de pierres d’une même couleur esquisse des frontières à l’entour). À l’entour de ces nœuds, les formes blanches et noires croissent et se développent progressivement pour dessiner des chaînes, des ensembles, et faire corps. Ce n’est que plus tard, le plus souvent lorsque l’adversaire approche suffisamment un groupe de pierres pour menacer de le tuer, que ces formes actualiseront réellement définitivement ces nœuds pour les faire devenir des yeux et vivre.6

Tout autorise ainsi à concevoir et comprendre le go comme un processus morphogénétique. Du global au particulier (localisé), du simple à l’élaboré, de l’indéterminé au défini, de l’informe à l’ordonné, et d’une définition des formes à une autre, le scénario du jeu épouse les contours de la loi de différenciation telle qu’elle est habituellement synthétisée en biologie au sujet des organismes vivants (à l’échelle cellulaire). John Horton Conway, au début des années 70, s’est d’ailleurs lui-même servi de la grille d’un goban pour débuter à modéliser son « game of life » (le jeu de la vie), le plus célèbre automate cellulaire.7

Conus Textile

 

Les champs d’influence
de la forme

À la page 180 de son livre « Art and representation, new principles in the analysis of pictures », John Willats publie le dessin, réalisé par un enfant de 6 ans, de ce qui ressemble à une partie de go (vue de dessus) tout en évoquant le motif d’un Conus Textile, mollusque dont le coquillage est l’exemple souvent cité d’un automate cellulaire naturel.

John Willats

Les dessins d’enfants sont depuis longtemps considérés comme les témoins morphogénétiques du développement des capacités motrices et intellectuelles de leurs auteurs. Les spirales et gribouillis cèdent la place au fil du temps à ce que l’on nomme le cercle primordial, à force d’adresse et précision, duquel se développeront des figures humaines notamment, en y attachant directement des membres (doigts, bras, jambes) ou en y combinant avec hiérarchie d’autres cercles identiques : une temporalité rejouée dans la réalisation même des dessins et qui a ceci dès lors de commun avec le go et le coquillage qu’il s’agit d’une activité se déployant de par le temps (et l’ordre) nécessaire à son exécution, une séquence sous l’égide de l’accumulation dont on goûte en définitive toujours l’enregistrement d’un seul regard, avec son image.

Le dessin de Willats évoque un tsumego, ces exercices de vie et de mort, véritables tests ophtalmologiques, destinés à faire progresser le joueur. Devant une situation composée, Noir ou Blanc a pour consigne de tuer ou faire vivre ; et pour y parvenir, il fabrique ou éborgne.8 Pourtant, pas d’image à résoudre ici. Il s’agit en réalité d’un dé à jouer, représenté à l’aide de trois points de vue d’observation. À l’intérieur d’un carré, un nombre indéterminé de ronds s’agglomèrent (comme pour indiquer naïvement l’impossibilité de les compter sans se tromper, par un mouvement de rotation du dé) en simulant clairement l’organisation de motifs régionalisés.

Le dé de Willats permet d’imaginer ou de penser le go comme le déploiement d’un objet plus complexe et plus grand, dont on ne percevrait qu’une part de la vérité. Parce que tout y est affaire de perception, le go fait autant la place au visible (nous l’avons vu) qu’à l’invisible. Une large part du jeu, avant chaque mouvement, est invisible, parfois plusieurs coups, de soi et de l’adversaire, manquent au regard. Il s’agit de jouer sans voir, à l’aveugle, car la situation sur laquelle s’appuyer pour définir son coup n’est en réalité pas encore établie sur le goban. On parlerait d’angle mort du jeu, cette part du jeu déjà perceptible mais toujours potentielle car non encore visible.

Et si plutôt que de poser une pierre en position l’on plie deux fois une feuille de papier pour marquer l’intersection en question, puis que l’on répète ce geste très simple pour une seconde voire une troisième pierre qui constitueraient alors toutes ensembles une forme (1ère définition) : tandis que le papier se cambre avec légèreté, les plis composent et révèlent enfin dans la feuille les champs d’influence de la forme.

La connaissance des formes (2012)

  1. Quelle meilleure iconographie autre que le go Colas Duflo, dans son œuvre de référence « Jouer et philosopher », aurait-il pu choisir pour formaliser sa définition du Jeu, résultat d’un long effort de synthèse à la suite de Huizinga, Caillois, Winnicott et les autres : « Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité » ? Outre la filiation philosophique que le go lui permet (Leibniz), outre le fait que les règles du go peuvent être prises pour illustration naïve mais pragmatique de cette « liberté ludique » énoncée par l’auteur, le go a surtout l’avantage, de par son principe cumulatif, de permettre de représenter le déroulement d’une partie dans son entier à l’aide d’une seule image et sied donc avec économie l’espace de la page et du livre. []
  2. Au jeu de go, une forme, et donc les formes, sont toujours en devenir. Toute forme est le produit d’une croissance et c’est bien la raison pour laquelle la règle dit que la partie s’achève lorsque les deux joueurs, l’un après l’autre, “passent”, c’est-à-dire “ne jouent pas” car il n’y a plus rien à jouer, rien à venir, le plateau se fige alors définitivement. []
  3. Au sens perceptif, comme exprimé par Denman Waldo Ross au début du 20ème siècle — à l’aide par exemple d’un cadre que l’on fait bouger autour d’un élément pour lui trouver son point d’équilibre dans le format de la découpe. []
  4. Ainsi le cube de Louis Albert Necker (1862) est-il perçu en trois dimensions ; il est plus simple pour le cerveau de considérer la figure de Necker comme un tout cubique en perspective axonométrique plutôt que comme 12 segments joints sur un plan à deux dimensions (ce que le dessin est en réalité). Le cube de Necker n’existe pas, il est pourtant perçu. Il est même perçu deux fois, différemment, puisqu’il fait parti de la famille des perceptions bi-stables (et réversibles), comme le canard-lapin par exemple. Si le regard se porte sur l’angle en Y de la partie haute du dessin, le cube semblera être perçu de dessus ; si la vue se concentre sur l’angle en Y de la partie basse du dessin, le cube semblera être observé de dessous. Ces deux angles sont les deux “points vitaux” de la figure, qui renferme donc deux formes possibles, concomitantes et antinomiques à la fois.

    Cube Necker

    []

  5. Une capture produit généralement sur le goban la contre-forme de la pierre ou du groupe attaqué, comme un négatif. La ou les pierres encerclées sont retirées de la grille, une forme creuse est créée. []
  6. D’Arcy Thompson précise dans « Forme et croissance » qu’un “nœud” est un « point de croissance nulle ou très faible, autour duquel l’augmentation de la vitesse de croissance est symétrique ». Ainsi l’on trouve des “nœuds” par exemple dans les feuilles de certaines espèces végétales — Thompson prend l’exemple des feuilles de dicotylédone. Un “nœud”, tout aussi bien qu’un “œil” au jeu de go, c’est une position particulière autour de laquelle gravitent et se forment des agrégats []
  7. Le jeu de Conway est un ensemble de règles fixes déterminant l’évolution possible d’un système vivant, un système cellulaire, et qui s’étend sur une grille. Chaque case (ou chaque intersection de la grille) est une “cellule” qui peut être soit vivante, soit morte, et dont l’état évolue dans le temps en fonction de la vie et de la mort des cellules avoisinantes. Dans le « jeu de la vie », une cellule vivante demeure telle tant que parmi ses huit voisines deux à trois sont elles-mêmes vivantes. Une cellule morte peut (re-)prendre vie lorsque trois de ses voisines sont vivantes. Une cellule meurt lorsque ces différentes conditions ne sont pas remplies. Ces règles simples déterminent des conséquences complexes, et génèrent des formes non planifiées, découvertes après l’invention de l’automate. Il existe des formes dites stables, dont l’harmonie leur interdit toute évolution. Il existe des formes dites oscillantes qui alternent deux configurations continuellement. Et il existe des formes mouvantes, appelées planeurs ou glisseurs, qui se déplacent dans l’espace de la grille : elles reproduisent leur organisation, périodiquement, au prix seulement d’un déplacement de tous leurs éléments. []
  8. Dans certains cas, le but est de sauver ses pierres en parvenant à mettre en place une situation neutralisée, injouable, comme par exemple dans le cas d’un seki — terme qui signifie “vie mutuelle”. Un seki désigne une situation lors de laquelle deux ensembles de pierres de couleurs différentes partagent des libertés communes nécessaires à leurs survies réciproques. Les deux groupes vivent donc en symbiose tant qu’aucun des deux n’entame une attaque envers l’autre — ce qui entraînerait sa propre mort. []

Entrevue

Beauregard