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L’inventaire de l’invention, premier épisode «L’internationale archiviste»

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Internationale archiviste

Le 27 mai 2011, Je donnais une conférence à l’école des Beaux arts de Toulouse autour des rapports de l’archive et du graphisme contemporain d’alors. N’ayant pas préparé cette présentation par écrit ni pris aucune notes, n’ayant réalisé aucun enregistrement, je vous en propose ici une retranscription réinventée autour de la structure du corpus structuré d’images que j’avais alors préparé, pour une restitution en épisodes. Afin que ces matières ne se périment pas en vain, que d’aucuns puissent un peu en profiter.

René Char, Feuillets d’Hypnos, 1946

L’internationale archiviste

Pour commencer ce petit tour d’horizon de ce que le graphisme contemporain peut devoir à la forme de l’archive, je devrais commencer par quelques définitions.

Classiquement, avec le Robert et Alain Rey1, je devrais rappeler que le terme archive dérive du verbe évidemment grec arkhein qui signifie commander et commencer. Je devrais évoquer cette figure d’autorité du chef, du haut magistrat, qui fonde, qui administre, qui établit les documents officiels qui régissent, établissent et décrivent le monde. Je devrais sans doute rapprocher ce terme de celui d’archéologie, cette étude des origines, cette sciences des commencements qui tente de s’appuyer sur les traces, les empreintes, les agencements d’objets originaux plutôt que sur les histoires – avec un petit ou un grand H â€“ qu’on a pu construire à partir d’eux.

Je devrais montrer que c’est dans cette contradiction de l’écriture d’autorité et de l’originalité de la source brute que se joue la complexité de l’archive, cette description impossiblement neutre et absolue des choses.

Samuel Becket

Pour initier ce petit panorama des pratiques graphiques de l’archive aujourd’hui, j’aimerais aussi remonter un peu les temps et les figures de l’histoire, mettre en perspective un contexte. Je voudrais parler de cette érotique moderniste : de ce désir de modernité dont l’archive pourrait être à la fois un symptôme et une illustration.

Je voudrais convoquer la pensée de Christophe Charle2 qui montre comment la modernité du XXe se construit dans la ré-interprétation du mot révolution. Un mot qui dans l’ancien régime qualifiait le mouvement de la planète : cette façon qu’elle a de revenir à son point de départ – pour l’âge classique3, les jardins d’Arcadie de l’indépassable antiquité. Un mot qui prend, avec tout un mouvement initié par la Renaissance, mais régénéré par les révolutions françaises et industrielles, un sens et un élan nouveaux. Un mot qui se charge d’un discours de la rupture qui va devenir celui-là même de la modernité.
 

Je voudrais souligner qu’avec la passion graphique de l’archive, on ne s’intéresse pas à n’importe quel moment esthétique de la modernité. Qu’on se focalise sur « l’esthétique administrative et légale Â»4 de l’art conceptuel. Qu’on en veut à ces méthodologies « archéologiques Â» des épistémè d’un Michel Foucault. Bref, qu’on cible ces années 60-70, un moment stratégique pour l’histoire avec la fin duquel d’aucuns voient la fin des grands récits5. Grands récits parmi lesquels ceux de la possibilité même d’une révolution et conséquemment, d’une modernité. Un moment de bascule, un point de rupture de phase.

Je voudrais rappeler que cette fin de l’Histoire6 est aussi l’effet de la réussite d’une partie du programme messianique moderne lui-même, avec ses désirs de table rase, ses esthétiques définitives et universelles, ses « De Stijl international Â». Je voudrais souligner qu’avec la post-modernité, on se situe explicitement dans un au delà de la modernité qui ne peut plus se qualifier que par rapport à elle. Qu’on pose un retour de la révolution aux mouvements cycliques de la planète maintenant réglés sur le terreau de la modernité pour autant de post-modernités, autant de modernismes.

Je voudrais enfin souligner que les années 60-70 définissent aussi un moment stratégique pour le graphiste, artiste servile, publicitaire, qui peut voir, soudain, ses matières d’œuvre – et notamment le livre imprimé â€“ élevées par le livre d’artiste au rang des arts libéraux…
 

Mais j’entends déjà les ricanements des historiens scrupuleux — dont je ne suis pas, historien je veux dire â€“, et sans doute ont-ils quelques raisons, devant tant d’approximations, de rabattements, de raccourcis, de totalisations. C’est pourquoi je vais essayer avec plus de modestie et je l’espère, de compétence, de m’en tenir à ma bibliothèque.

Je vais donc plus prosaïquement « déballer ma bibliothèque Â»7 et essayer de montrer qu’il y a bien en ce moment, au moins un genre de mouvement, de tendance, comme on dit dans la mode, qui met l’archive au centre des stratégies du graphisme et de la typographie : une internationale archiviste.
 

Graphic # 16, Type archive issue, 2010

Dans ma bibliothèque qu’est-ce qu’il y a ? Par exemple ce numéro de Graphic # 16 de l’hiver 2010, consacré au dessin de caractère. Na kim, sud coréenne du Werkplaats Typografie d’Arnhem, aux Pays bas, y propose explicitement une archive pour rendre compte de l’horizon des productions créatives du domaine et du moment. Elle s’en tient à cette esthétique administrative du « par défaut Â», de la liste. Des typographies linéales fonctionnelles, du fer à gauche, Des couleurs de chemises de secrétariat, la séparation rationnelle des matières entre interviews des créateurs et documentation de leurs créations, la reliure spirale du cahier technique.

Une façon de reprendre les logiques et les économies de la typographie fonctionnelle du style international de la modernité tardive sur un mode explicitement plus modeste, plus brutalement économe, plus explicitement « sans style Â». Peut être paradoxalement « un style du sans style Â».

Graphic # 16, Type archive issue, 2010

Les signes posés plein champ, mis à plat sans autre commentaire que leurs références descriptives de l’ordre du constat, de la dénotation, dans le cartouche d’une entête façon légende – ce qu’il faut lire ou comment on peut ou doit lire. Le catalogue.

Graphic # 16, Type archive issue, 2010

Les matières informationnelles, exposées rationnellement sans trop d’apprêt.

Graphic # 16, Type archive issue, 2010

Et puis l’irruption de la diversité : de pièces non forcément conformes, non forcément conformées.

Glen Cummings et Adam Michaels, Ten X, 2009

New York maintenant, Glen Cummings et Adam Michaels qui viennent nous re-jouer la generation X, en 2009 avec 10 X tautologiques, 10 dix redondants…

Glen Cummings et Adam Michaels, Ten X, 2009

Un format modeste, du noir et blanc premier prix. Et ça recueille, et ça juxtapose des occurrences de ce signe fondamental de la croix, signe d’avant l’écriture, à la fois foyer et rature, trace et effacement, structure manifeste et négation volontaire…

Glen Cummings et Adam Michaels, Ten X, 2009

avec, bien sûr, la référence en tête du fanzine contre-culturel, peut-être du graphzine plus ou moins artistique, mais sur un mode plus neutre, plus retenu,

Glen Cummings et Adam Michaels, Ten X, 2009

l’idée d’en rester à un en deçà de la forme, la logique du tas, du document, peut être l’information brute, l’information en tant que telle…

Zak Kyes, Wayne Dally, AArchitecture, 2007

Londres, Zak Kyes, Wayne Dally, pour l’école londonienne de la AArchitecture en 2007. Des planches contact en guise de première de couverture. Le choix de ne pas choisir, élégamment, sur un papier calandré brillant. Une esthétique manifeste de l’auto-réflexivité. Les matériaux revendiqués. Les arrières-cours, les chantiers : le magazine en train de se faire.

Zak Kyes, Wayne Dally, AArchitecture, 2007

La couverture qui est elle même un poster plié et broché contenant d’autres planches contact. L’édition comme architecture. L’affirmation et le jeu des sur les fonctions médiatiques des matières du graphiste – la couverture, façade sociale de l’imprimé, est une sorte de poster.

Zak Kyes, Wayne Dally, AArchitecture, 2007

Zak Kyes, Wayne Dally, AArchitecture, 2007

Une compilation des diversités confrontées. Les différentes pièces d’un dossier. Pas tout à fait des effets de style, des analogies reconstruites, plutôt une volonté d’empreinte, d’enregistrement : des « effets de sources Â». Divers objets de formats variés, dans différentes chromies, utilisant différents procédés d’impression sur différents papiers, avec des statuts et fonctions de communication variables, des styles de traitements typographiques allant de la pièce administrative, au mode d’emploi technique ou ingénieurial, en passant par le texte littéraire, le fanzine contre-culturel…

Zak Kyes, Wayne Dally, AArchitecture, 2007

Zak Kyes, Wayne Dally, AArchitecture, 2007

La brochure, la carte postale, le livret. La bichromie voyante, le noir et blanc modeste, le livret glacé, la reproduction soignée, le flyer photocopié, la risographie de micro-édition…

Olivier Lebrun, 15 15 1 1 1 1, 2010

Saint Étienne, Loire, France et le parisien Olivier Lebrun, pour une sorte de off de la biennale du design en 2010.
Toujours de la monochromie noir sur fond blanc, toujours un format réduit.
Une blague modeste, populaire et générationnelle pour commencer, Dominique Bathenay, Jean-Michel Larqué si je me rappelle bien… Au fait, où est Gérard Janvion ?

Olivier Lebrun, 15 15 1 1 1 1, 2010

15 designers ou artisans, 1 graphiste et 1 critique pour le off d’une biennale, ça fait le titre en mode computationnel 15 15 1 1 1 1.

Olivier Lebrun, 15 15 1 1 1 1, 2010

Des comptes, des contes, les traces et les histoires des échanges de mails préparatoires. Les coulisses dûment répertoriées et indexées.

Olivier Lebrun, 15 15 1 1 1 1, 2010

Olivier Lebrun, 15 15 1 1 1 1, 2010

Olivier Lebrun, 15 15 1 1 1 1, 2010

Les sources, les inspirations, compilées, archivées. Un off métaphorique qui confirme un goût, plutôt que des habituelles figures – de ces figures qui se détachent, selon la Gestalt theorie, sur un fond â€“ de ces fonds des promesses, de ces fonds des possibles…

Jérôme St Loubert Bié, Double page, 2010

Paris toujours avec Jérôme St Loubert Bié et le catalogue d’une exposition qui demande à des graphistes d’élire leur deux double-pages préférées. Ici encore on égrenne, on liste, on répète une figure à la même échelle qui vient accuser des différences dans la série.
Avec quand même certaines subtilités, certains effets. Les deux doubles pages, duo de deux, sont superposées dans deux couleurs complémentaires. Façon de faire résonner la consigne, de relever dans les différences des récurrences, des effets de complétude dans le déploiement. Façon d’annoncer la couleur et le programme sur la « double de couverture Â», première et quatrième.

Jérôme St Loubert Bié, Double page, 2010

Et puis chaque double choisie vient confondre son pli avec celui de sa reproduction.

Jérôme St Loubert Bié, Double page, 2010

Enfin chaque double choix vient être défendu, du moins motivé ou seulement qualifié, comme un appareil objectif de note, avec le noir définitif, somme en système soustractif des deux encres complémentaires.

Stuart Bailey et Peter Bilak, Dot dot dot, 2004

Retour à New York avec Dot dot dot en 2004, la revue éditée par Stuart Bailey et Peter Bilak. Sur la couverture, le sommaire systématiquement exposé en forme de liste à suivre, entre oculus, focus, points de vue et ces points de suspension qui donnent leur titre à la revue.

Stuart Bailey et Peter Bilak, Dot dot dot, 2004

Dans les pages intérieures, une mise en page modeste, intellectuelle et rugueuse. Un noir et blanc pauvre et frontal, des styles du texte en forme de fac-similés qui viennent se télescoper dans une confrontation des sources brutes,

Stuart Bailey et Peter Bilak, Dot dot dot, 2004

des effets de liste, des effets de texte.

Stuart Bailey et Peter Bilak, Dot dot dot, 2004

Un effort documentaire pour que la forme de la restitution ne vienne pas trop prendre le pas sur les matières restituées.

Stuart Bailey et Peter Bilak, Dot dot dot, 2004

Des facs similés revendiqués, au plus près des objets littéraires.

Stuart Bailey et Peter Bilak, Dot dot dot, 2004

Bien sûr un peu de joie et de critique ne nuit pas. Les annonces publicitaires sont égalisées dans un renvoi en fin de revue, une mise en forme typographique systématique et neutre, simplement et ironiquement distinguées par un fond monochrome traduisant l’investissement de chaque annonceur en argent, bronze, ou doré.

Werkplaats Typografie, Wonder years, 2008

Les Pays bas à nouveau, des pays sans doute assez centraux dans ce regain d’intérêt graphique et typographique pour l’esthétique conceptuelle de l’archivage, et une école tout aussi centrale et influente, le Werkplaats typografie, qui vient fêter, en 2008, ses dix premières Wonder years d’existence, évidemment par une sorte d’archive de ses travaux.

Werkplaats Typografie, Wonder years, 2008

Et l’on retrouve la reliure spirale, le noir et blanc pauvre et fonctionnel, celui par exemple de la photocopieuse de bureau, cette façon de ranger les documents sans effets de hiérarchisation, dans la litanie sans spécialité de la liste.

Werkplaats Typografie, Wonder years, 2008

Avec de petits effets de catégorie cependant.

Werkplaats Typografie, Wonder years, 2008

Voire une façon de composer les matières de l’archive pour créer des formes poétiques, mais en prenant bien soin d’affirmer chaque objet dans son intégrité documentaire, en revendiquant la composition comme un effet de montage qui opère selon une logique du choc et de la différence autant que de la structuration.
« Exercises in graphic design â€“ made â€“ of â€“ UV â€“ about the birds â€“ read â€“ by â€“ les grands de ce monde [si l’on veut] Â»
« A â€“ catalogue â€“ made â€“ of â€“ kleur [?] â€“ looking â€“ like â€“ the fifties â€“ about â€“ one year â€“ conversation with my friend â€“ read â€“ by â€“ Tania among assassins Â»

Werkplaats Typografie, Wonder years, 2008

« A document â€“ made of â€“ perfumes â€“ looking â€“ like â€“ Warsaw 1939-1945 â€“ about â€“ not really being Anywhere except Everywhere â€“ read by â€“ Armbrustschutzen hundert Gesellchaft [?] Â»
« A â€“ play â€“ made of â€“ swimming pools covers & elephants â€“ looking â€“ like month 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 year 20_ â€“ about â€“ the visible and the invisible â€“ read by â€“ de ideale vrouw Â»

Laurenz Brunner, Julia Born, CCS, 2008

Et la Suisse, l’autre grand pays du graphisme et de la typographie ? La suisse ne manque pas à l’appel avec Laurenz Brunner et Julia Born pour trois années d’événements au Centre Culturel Suisse de Paris, en 2008.
Plutôt que de montrer ce qui s’est passé au Centre, le catalogue décide de s’intéresser aux médias, à ces titres de presse qui ont relayé pendant ces trois années l’activité fébrile du CCS. Une exercice d’auto-réflexivité du catalogue – la documentation d’une documentation â€“ autant que l’occasion d’un nouvel effet de liste : une liste de têtières sur couverture façon dossier de presse.

Laurenz Brunner, Julia Born, CCS, 2008

L’intérieur choisit drolatiquement la carte du dossier / revue de presse. par le montage et le prélèvement manifestes d’articles de presse. La texture accuse l’effet de reproduction, l’agrandissement à la photocopieuse numérique. La composition joue les manques ou les occultations.

Laurenz Brunner, Julia Born, CCS, 2008

On compile les traces. On documente. Sans oublier de systématiquement référencer : les sources, les contextes, les dates — Ã©videmment en Helvetica, contexte, humour et protocole rationnel obligeant…

Laurenz Brunner, Julia Born, CCS, 2008

Les cadres et les rubriquages se composent en Peignot, typographie art déco du « gai Paris Â» des années 30 dessinée par Cassandre. La couleur file la métaphore médiatique en citant le prisme de couleurs primaires RVB du système additif lumière.

Laurenz Brunner, Julia Born, CCS, 2008

On se permet quelques entorses à la stricte application des rigueurs distantes de l’archive. On s’amuse un peu, on joue de la métaphore. Mais on finit sur un rigoureux archivage de l’appareil de notes en Helvetica.
 

Voilà pour notre tour d’horizon d’une agitation internationale graphique autour de la stratégie archiviste. Une internationale toujours très occidentale et européenne, comme il se doit malheureusement dans le graphisme.

Après avoir essayé de confirmer le bien fondé de notre enquête, nous tenterons la prochaine fois d’un peu mieux serrier les différentes expressions d’une archive dont on a dit qu’en quête d’information pure, elle n’en était pas moins une écriture, une forme qui se devait de prendre position en transformant toujours plus ou moins ses contenus.

À suivre.

  1. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2000 []
  2. Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité. Armand Colin, « Le temps des idées Â», 2011 []
  3. mot aussi complexe et confus que son pendant, le terme moderne : mots qu’on ne devrait employer qu’au pluriel, ce que je ne fais sans doute pas assez. []
  4. Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) Â», Essais historiques II. Art contemporain, Art édition, Villeurbanne, 1992, p. 155-212. []
  5. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Éditions de Minuit, 1979 []
  6. Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier. Homme, Flammarion, 1992 []
  7. Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, 2000 (1932) []

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