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Mots compliqués #1 le maniérisme

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Giuseppe Arcimboldo, Les saisons, Le printemps, 1573

Il semble que plusieurs de mes articles aient suscité chez des lecteurs zélés de ce blog quelque réprobation. Mon discours n’était pas toujours si cristallin. Certains tours fleuris ou certains raccourcis hâtifs ou généralisants obscurcissaient pas mal le sens que venait rechercher l’internaute en mal de théorie graphique. C’est pourquoi je propose au travers des focus d’un peu définir un certain nombre de ‘mots compliqués’ qui reviennent souvent dans mes textes afin de tenter de mieux remplir la mission pédagogique que nous nous sommes assigné, Renaud et moi, avec l’exercice de l’animation de ce blog1.

La renaissance maniériste

Le premier mot compliqué que nous rencontrerons sera celui de maniérisme.

Parler de Maniérisme c’est faire référence à un moment de la Renaissance italienne à partir des années 1520, où les artistes se voient dans l’incapacité à dépasser les productions de leurs glorieux aînés de la période dite de la renaissance classique. J’ai nommé Raphaël, Michel-Ange, Léonard de Vinci.

Ces artistes dits maniériste comme Pontormo, Rosso, Jules Romain vont donc, au lieu de produire de l’inédit, jouer avec distance avec les formes, les couleurs, les règles de composition et de représentation mises en place par les prestigieux artistes de la Renaissance classique. Bref, il vont travailler en prenant comme matériau ce que des sémiologues ou des sémioticiens pourraient appeler des codes (nouveau mot compliqué) et que l’on pourrait qualifier de manière plus simple de vocabulaire ou de grammaire de la période classique.

Et c’est parti pour les bizarreries, les décalages, les jeux de sens ou les figures plus ou moins virtuoses du discours qu’on a pu appeler aussi rhétorique, art du rhéteur.

Le maniérisme est d’emblée un jeu sur le langage qui se fonde sur un renoncement. En quelque sorte, si on était un peu moraliste on pourrait dire que, le maniérisme c’est la virtuosité de l’exercice du langage en lieu et place de la sincérité et du risque de la création devenus pour une raison ou une autre impossibles à tenir.

Pour donner un exemple, je choisirai d’abord le délicieux Arcimboldo. Parce que c’est une figure populaire, parce que son étonnante modernité a été soulignée par exemple par les surréalistes, enfin parce qu’il me paraît bien incarner ce jeu maniériste qui m’intéresse. Cette manière de dépasser la question des genres c’est à dire des générations et donc des filiations des images et des productions artistiques entre elles. Les grands Raphaël et Titien s’inspiraient eux aussi d’un vocabulaire antique. Mais en en faisant une question de manière, de style, le maniérisme devient un jeu sur la grammaire des styles. Arcimboldo reproduit avec un matériau impropre (floral, potager…) un portrait qui pourrait s’inscrire dans la tradition classique. C’est dans cet écart par rapport à la norme que se joue l’intérêt et la création de l’œuvre.

Pour préciser la démonstration, je parlerai aussi d’architecture, discipline si liée aux questions de la typographie et de la mise en page avec le Palais du Te de Jules Romain et notamment ses étonnants triglyphes affaissés. Le triglyphe est un élément structurel issu du vocabulaire monumental de l’antiquité grecque puis romaine. Il supporte la corniche et s’appuie sur l’architrave. Au Palais du Te, sa dimension architectonique est désamorcée avec malice. Il tombe, entrainant avec lui un module d’architrave. L’architecture devient décor et jeu intellectuel référencé.

Guilio Romano, Palazzo Te, détail de la façade de la cour, 1527-34

Post-modernité versus modernité

Pourquoi en appeler à cette notion de l’histoire de l’art qui pourrait paraître un peu désuète dans ce lieu qui tente de dégager un peu, un certain point de vue sur l’actualité des pratiques graphiques ?

Et bien, parce qu’il me semble qu’à bien des égards, la post-modernité (nouveau mot compliqué) dont ne nous sommes pas vraiment sortis en appelle à cette notion de maniérisme. Le maniérisme représenterait un moment actuel de la période plus large de la post-modernité.

Il nous faut donc revenir à la post-modernité et à la période qu’elle veut dépasser : cette fameuse modernité qui marque la première moitié du XXe siècle.

La post-modernité, comme son nom l’indique, vient pour changer un peu l’époque moderne de perspective (je n’emploierai pas le mot compliqué de paradigme) entre les années 1960 et 1975 selon les géographies et les champs disciplinaires.

La modernité fit table rase de la tradition. Elle se départit de près de quatre cent ans d’images plus ou moins proches de la vision naturelle représentant des nymphes dénudées et de savantes allégories. La post-modernité allait retrouver les anciennes formules en les confrontant à la polyphonie des références historiques, géographiques et culturelles et y compris modernes.

La modernité se fondait sur un projet révolutionnaire touchant à la fois les représentations artistiques mais aussi la cité, le social et le politique dans la perspective de lendemains qui peuvent chanter. La post-modernité déclarait la fin de l’histoire comme potentiel de renouvellement (Francis Fukuyama), la fin de l’art (Arthur Danto), l’ère du vide (Gilles Lipovetsky), la fin des idéologies et l’impossibilité de la poésie après Auschwitz (Theodor Adorno, puis Jean-François Lyotard).

La modernité était du point de vue du projet cohérente. La post-modernité allait être plurielle.

La modernité se voulait en rupture et en dépassement de l’histoire. La post-modernité rétablissait le lien avec la grande et les petites histoires.

Et voilà que revient se présenter la figure du savant maniériste, expert en expressions de genre et autres écritures (en grec, graphein), se jouant avec habileté des différents niveaux du langage, des différentes grammaires des styles mais élargies à l’ensemble de l’histoire, des cultures et de la géographie d’un monde globalisé et articulé par les nouvelles technologies de l’information et du contrôle.

Pour donner un exemple je choisirai Robert Nakata du studio Dumbar et ses fameuses affiches pour le Holland Festival des années 80 parce qu’elles me semblent bien incarner cette générosité bavarde de “la fragmentation, l’impureté de la forme, la superficialité, le pluralisme, l’éclectisme” dont parle Rick Poynor pour qualifier la culture post-moderne.

Robert Nakata, première de couverture du programme du Holland Festival, 1987

Le graphisme maniériste aujourd’hui

Peut être sommes nous dans un nouveau temps de la post-modernité qui convoque encore plus précisément le modèle du maniérisme précieux, cultivé et facétieux de la Renaissance italienne.

Il me semble que beaucoup du graphisme actuel, dans la dynamique de ce qui me paraît être un certain retour à l’ordre, ordre de la rigueur, de l’effacement, de la retenue, renvoie à la figure raffinée et savante du maniériste humaniste, bibliophile et amateur de fastes, plutôt qu’à la figure vaguement brouillonne, sincère et explosive de la nouvelle vague post-moderne.

J’en veux pour exemple les travaux de styliste d’un Cornell Windlin ou d’un Philippe Millot, le premier avec une teinte souvent humoristique, le dernier revendiquant explicitement une sorte de haute couture graphique.

Ainsi, même si on ne peut réduire l’ensemble de leur pratique à cette approche maniériste, dans leur travaux respectifs pour le magazine Tate etc. et pour la collection Cent Pages, Windlin et Millot pratiquent cet art des subtiles inversions des normes éditoriales.

Les visuels passent en quatrième de couverture. Les résumés ou les sommaires viennent occuper la première. Les têtières sont surmontées de sommaires. Les vignettes légendées habituellement intérieures viennent occuper la couverture… Les pages intérieures sont aussi animées d’étonnantes mouvances qui fusionnent en une sorte de figure impossible ailleurs appelée oxymore, les influences autrefois antagonistes de la modernité et de l’âge classique.
Le bloc typographique est conforme au canon ‘divin’ de Villard de Honnecourt mais la composition revendique l’héritage des avant-gardes radicales d’un El Lissitzky. Les typographies réales viennent s’inscrire dans des compositions en alinéa fer à gauche avec des justifications fluctuantes.
On convoque les fastes et le sens de la mesure classicisantes, mais on refuse en même temps son goût du statisme et du centrement (nouveaux mots compliqués) en décalant sans cesse le propos par de subtiles convulsions.
Enfin, tout cela est émaillé de subtiles références à l’histoire de l’art.
Le nu féminin ne reste pas classique et éthéré très longtemps. Il est très vite confronté à la question de la trivialité de la chair et de la pornographie. Et l’on songe rapidement à l’Olympia de Manet qui balance précisément entre la tradition de la chaste vénus d’Urbin du Titien et la présence érotique presque brutale d’une prostituée (l’étymologie, justement, de la pornographie). Cette scandaleuse Olympia qui définit pour beaucoup l’une des balises des débuts de la modernité et de la rupture consommée d’avec les conventions classiques…
Le travail cryptique et plasticien du caractère à la fois moderniste (linéale) et humaniste (incise) Skia qui anime la première de couverture des Cent pages, au delà de l’hommage au vénéré Matthew Carter, est aussi une réflexion sur la question du frontispice de la couverture classique comme façade principale de l’ouvrage presque architectural du livre.

J’ai pu aussi parler de néo-classicisme pour qualifier leur travail. On pourrait peut être convoquer la notion d’éclectisme, mais ces nouveaux mots compliqués seront, espérons le, l’occasion d’un prochain focus…

Philippe Millot, Jean de la ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert, double page intérieure, éditions Cent pages, 2007

Cornell Windlin avec Corinne Zellweger et Laurenz Brunner, première de couverture du n°5 du magazine Tate etc., automne 2005, et double intérieure du n°6, printemps 2006

  1. Cet article est paru en juin 2008 dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle… la typographie, blog co-animé avec Renaud Huberlant []

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Beauregard