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Un héron, avec un serpent, avec un paon albinos

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Après avoir déplié les deux volets cartonnés qui font office de couverture et de protection au livre Gecko1, on découvre alors le premier des quarante-sept clichés que contient cet étonnant recueil du photographe japonais Nakahira Takuma (1928-2015), paru en 2013. La première page est encadrée par deux spirales métalliques, formant une reliure intrigante. C’est dans celle-ci que réside le principal intérêt de l’ouvrage : elle est à la fois la double colonne vertébrale du livre, ce qui fait tenir les pages ensemble tout en leur conférant un ordre d’apparition. Pourtant, malgré cette fixité induite par la reliure, cette spirale est dans le même temps l’élément qui permet au lecteur d’appréhender les photographies reproduites de manière personnelle et individuelle, selon un rythme et un agencement qui lui sont propres.

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

 

Captivé par les images


Le nom de Nakahira Takuma évoque avant toute chose le groupe Provoke – qui publie la revue du même nom entre 1968 et 1969 – et les images floues en noir et blanc représentatives de ce groupe devenu mythique2. L’œuvre de Nakahira ne se limite pas à la photographie monochrome et plusieurs de ses portfolios en couleur paraissent entre 1970 et 1977 dans les revues Asahi jânaru, Dezain et Asahi kamera3. En 1977, à la suite d’un grave coma, il se réveille avec d’importantes séquelles relatives à la mémoire et au langage. Sa pratique photographique s’en voit alors transformée : la couleur prend l’ascendant sur le noir et blanc, et il en vient à privilégier son environnement proche comme terrain de prise de vue.

Gecko rassemble des images prises par Nakahira entre 2004 et 2011 lors de ses promenades, au gré de ce qu’il rencontre. Le livre compile une galerie de motifs simples, aisément identifiables, qu’on peut classer selon quatre catégories : les figures humaines (souvent partielles, photographiées en train de dormir ou la tête baissée), les végétaux (camélia en fleurs, branches de pin), les animaux (chèvres, chats, lapins, carpes, tortues, canards, paons) et les objets qu’on pourrait qualifier de « décoratifs » (sculptures de pierre dans les parcs, statues en bois ou en céramique, stèles gravées). Le répertoire iconographique de Nakahira est réduit, tout comme l’angle de prise de vue des images. Le cadre est resserré sur ce qui est photographié, en gros plan, sans aucun élément extérieur venant interférer dans la lecture. La ligne d’horizon reste invisible, le ciel n’est que rarement présent, les objets ou les animaux photographiés occupent tout l’espace de la page.

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Sur l’un des rabats de la couverture est reproduit un court texte de Nakahira, dans lequel il relate un épisode mettant en scène un gecko (donnant son titre au livre). Dans cet extrait, Nakahira est allongé sur le sol et regarde le plafond, captivé par la vision d’un gecko qui s’approche lentement d’un papillon de nuit attiré par la lumière :

« J’ai l’impression que la distance est incroyablement grande entre le gecko et le papillon de nuit. Pour un petit lézard comme celui-ci, le trajet est époustouflant, de quoi être abasourdi. Pourtant, dans le même temps, le gecko me paraît lui aussi incroyablement grand, aussi grand que le dragon de Komodo que j’ai vu l’autre jour à la télévision. Quand on regarde une scène comme celle-ci, les standards de référence concernant la taille se brouillent progressivement. Les détails de ce qu’on observe se dilatent inexplicablement. C’est comme si j’arrivais à voir, avec une parfaite limpidité, chaque mouvement des pattes du gecko, chacun des mouvements de ses yeux. Ses pupilles sont fendues verticalement et elles rétrécissent avant chaque déplacement. Il a déjà parcouru les deux tiers de son chemin. Le papillon de nuit semble ne se douter de rien. Le gecko regarde constamment sa proie, et mes yeux suivent la scène de près. Je ne peux détourner le regard des mouvements du gecko ; je sens qu’il est de mon devoir de suivre toute la scène. »4

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Comme Nakahira regardant les déplacements du lézard sur son plafond, le lecteur est attiré de manière presque magnétique par les images. Les gros plans privilégiés par le photographe, qui impliquent une distance réduite entre le lecteur et les images, ainsi que l’impression en pleine page (à l’exception d’une mince bande blanche ménagée à l’endroit où la spirale perfore la page) donnent le sentiment que ce qui est photographié est à portée de la main. Les effets de textures et de rendu des surfaces photographiées sont clairement perceptibles, et sont encore accentués par le contraste et la saturation des couleurs. Favoriser des motifs du quotidien facilement reconnaissables, les isoler par des gros plans systématiques et prendre en compte la vision en couleur, c’est pour Nakahira le moyen de « regarder le monde tel qu’il est ».5

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

 

Mise en page et mise en séquence


Montrer le monde tel qu’il est, certes, mais dans un format vertical. Depuis son livre Hysteric Six6 en 2002, Nakahira a définitivement abandonné le format horizontal pour ses clichés. Le cadrage est donc toujours vertical, comme dans Gecko. Ces choix de cadrage et de format ont eu pour conséquence directe d’uniformiser les images et leur présentation. Pour ses expositions, Nakahira a privilégié trois modes de mise en espace reposant sur la juxtaposition des images : sous forme de grille, en ligne continue, ou l’accrochage des tirages par paires. Dans ses publications également (livres de photographies et portfolios parus dans des revues), c’est le face-à-face de deux images au sein de la double page qui a sa préférence. Les deux photographies se répondent alors, selon des analogies iconographiques, des compositions similaires ou des rappels chromatiques. Le livre Gecko amplifie d’une certaine manière les effets ménagés par la grammaire visuelle à l’œuvre dans les expositions et publications de Nakahira. Le choix de la reliure en forme de double spirale métallique autorise cette fois la confrontation simultanée de trois pages au lieu de deux, les effets provoqués par les juxtapositions différentes s’en voyant eux-mêmes démultipliés.

Nakahira Takuma, « Amami, nami to haka, hana, soshite taiyô » [Les îles Amami, les vagues et les tombes, les fleurs et le soleil], Asahi kamera, février 1976, p. 92-93 (fac-similé de 2011)

Nakahira Takuma, « Amami, nami to haka, hana, soshite taiyô » [Les îles Amami, les vagues et les tombes, les fleurs et le soleil], Asahi kamera, février 1976, p. 92-93 (fac-similé de 2011)

Nakahira Takuma, « Genten fukki – Yokohama »  in Kuraishi Shino (dir.), Genten fukki. Yokohama [Retour au point de départ. Yokohama] (cat. expo.), Tôkyô, Osiris, 2003, p. 28-29

Nakahira Takuma, « Genten fukki – Yokohama » in Kuraishi Shino (dir.), Genten fukki. Yokohama [Retour au point de départ. Yokohama] (cat. expo.), Tôkyô, Osiris, 2003, p. 28-29

 

Cette conception est fondée sur l’idée que les photographies se complètent les unes les autres, et que c’est au lecteur d’en interpréter le sens, ou plutôt d’en interpréter un sens possible. En effet, la progression n’est pas linéaire ni régulière, elle peut être faite d’allers et retours, de surplace, d’avancées à partir des pages de gauche ou de droite, etc. Nakahira prend ses clichés de manière spontanée, intuitive, sans protocole. De même, la forme de son livre ne fige pas à l’avance l’ordre de sa lecture. En feuilletant l’ouvrage au rythme qu’il le souhaite, selon une succession qui lui est propre, le lecteur compose des triptyques d’images qui font sens pour lui. Il est invité à s’approprier le séquençage des photographies qui défilent sous ses yeux, en le modifiant à loisir (il est ainsi possible de conserver une image à l’extrémité gauche ou droite et de tourner les pages de manière à seulement modifier les deux autres). Cette appropriation est d’autant plus aisée que la distance avec le lecteur est réduite par le choix de la couleur et le recours systématique aux gros plans dans les clichés. La reliure, qui permet la constitution de triptyques modulables, parachève pleinement ce dispositif éditorial. La signification des clichés n’est pas figée mais serait plutôt à considérer comme une construction lente qui se fait au fur et à mesure, par tâtonnements, au gré des manipulations du lecteur. Progressivement, le sens des images se modifie, se précise, se nuance. Dans le foisonnement des pages, des images et des interactions multiples entre celles-ci, Gecko ne crée rien d’autre qu’une forme d’intensification des photographies.

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013

  1. Nakahira Takuma, Gecko, San Francisco, Little Big Man, 2013. Les clichés reproduits dans le livre ont été sélectionnés par Homma Takashi. []
  2. À propos de la revue Provoke et de son contexte de production, voir : Diane Dufour, Ducan Forbes, Walter Moser, Matthew S. Witkovsky (dir.), Provoke. Between Protest and Performance. Photography in Japan 1960-1975 (cat. expo.), Göttingen, Steidl, 2016. []
  3. Les différents portfolios qu’il a réalisés pour des magazines entre 1964 et 1982 sont reproduits en fac-similé dans : Nakahira Takuma, Toshi, fûkei, zukan [Ville, paysages, encyclopédie illustrée], Tôkyô, Getsuyô-sha, 2011. []
  4. Nakahira Takuma, « Where the Gaze Reaches Its Limits », in Gecko, op. cit., n. p. : « It seems to me that there’s an inexplicably huge distance between the gecko and the moth. For a little gecko like this, the distance is outrageous, enough to boggle the mind. Still, at the same time, the gecko feels unbelievably huge to me ; it seems as large as the komodo dragon I saw on TV the other day.

    When staring at something like this, the standard of reference for size gradually becomes vague. While gazing at details of things, their details unexpectedly begin to expand. It’s as if I am able to see, with complete clarity, every move of the gecko’s legs, and every move of its eyes. Its pupils are split vertically, and they narrow right before it makes a move. It has already gone two-thirds of the way. The moth seems unaware of the situation. The gecko is steadily watching its prize, and my eyes are following it closely.

    I couldn’t turn my eyes away from the gecko’s movements ; it felt like my duty to see out the whole story. » [ma traduction]. Ce texte est initialement paru en japonais dans le livre de Nakahira Takuma et Shinoyama Kishin, Kettô shashin-ron [Duel sur la photographie], Tôkyô, Asahi shimbun-sha, 1977. []

  5. Extrait de Nakahira Takuma, Naze, shokubutsu-zukan ka [Pourquoi un dictionnaire botanique illustré ?], Tôkyô, Shôbunsha, 1973. Cité à partir de Wada Kôichi, « Komonsukêpu. Kyô no shashin ni okeru, nichijô no manazashi » [Commonscape. Visions du quotidien dans la photographie actuelle], in Washida Kiyokazu, Wada Kôichi, Commonscape : Photography Today, Views of the Everyday – Komonsukêpu. Kyô no shashin ni okeru nichijô he no manazashi (cat. expo.), Sendai, Miyagi-ken bijutsukan, 2004, p. 18. []
  6. Nakahira Takuma, Hysteric Six, Tokyo, Hysteric Glamour, 2002. []

Entrevue

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