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Le moment politique

  1. Précisément, la question de la dimension politique du parti pris de réactivation, de parasitage, de jeu référentiel de la ligne graphique de la revue 2.0.1.

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DĂ©tournement situationniste

Au cours des discussions succédant aux conférences des rencontres Points de vue sur l’édition contemporaine, la question politique a soudain surgi pour visiblement plonger tout le monde dans l’embarras. Il faut dire qu’elle tombait comme un cheveu sur la soupe, en toute fin de séance alors que tout le monde éprouvait le besoin de sortir profiter de la fin de soirée ensoleillée, pour combler un vide alors qu’un ange passait. Reste qu’au delà de sa dimension conjoncturelle, cette sorte de mutisme, ce malaise qui s’est emparé d’une assistance nombreuse et qualifiée à propos de la dimension politique du graphisme m’a questionné. Comme si poser la question de la responsabilité politique du graphiste pouvait poser problème aujourd’hui…
 

Après l’utilité publique

Il faut dire qu’en France notamment, toute une tradition du graphisme s’était explicitement positionnée sur la question de l’utilité publique du graphiste. Celui-ci était devenu, dans les années 70, 80, avec l’influence des Gérard Paris-Clavel, Pierre Bernard et autres Grapus, en quelque sorte un promoteur et un assistant du mouvement social ainsi qu’un garant de la qualité culturelle des signes de l’espace communautaire. Un graphiste militant qui s’intéressait autant à des questions de contenu qu’à des questions de forme en associant cette responsabilité, qui était aussi une légitimité sociale, à la figure de l’auteur.

L’auteur, figure complexe qui s’était historiquement construite en contrepoint libertaire, et dans ce sens aussi très politique, Ă  l’effacement de l’individu vis-Ă -vis de la masse, rĂ©clamĂ© par les tentatives intĂ©gratives, nĂ©o-scientifiques et industrieuses du graphisme du modernisme tardif. Une figure de cette « marginalitĂ© française » Ă  l’égard de la typographie moderne dont parle Robin Kinross (1). Un symbole de l’opposition Ă  cet esprit de soumission du style international, très suisse, aux règles universaliste et dĂ©finitives de la grille et de la gute form. L’auteur, une qualitĂ© qui doit ĂŞtre comprise, après les attaques toujours très politiques du structuralisme, dĂ©nonçant cette figure patriarcale castratrice (2), comme relevant plus d’une mission d’autorisation Ă©mancipatrice que d’autoritĂ© : d’authenticitĂ© des discours plus que d’authentification des titres de propriĂ©tĂ©. Autrement dit, un auteur de la promotion auctoriale des spectateurs qui font l’œuvre, fut-elle graphique, pour marier sans doute indĂ»ment, mais dans un sens très politique, Ă  la fois Duchamp et Rancière (3).
 

Le graphisme critique

La mode graphique, du reste particulièrement bien illustrée par l’excellente programmation de l’événement lyonnais, semble être plutôt aujourd’hui aux Rietveld, Will Holder, Werkplaats, Abake, Motto et autres Zak Kyes. Soit une tradition plus anglo-saxonne, mais pas moins libertaire ou politique, qui se focaliserait plutôt sur un graphisme dit critique. Nouveau mot compliqué qui relève à la fois d’une exacerbation des qualités perceptives, d’une figure de l’auto-réflexivité et de l’invention des contenus. Le critique est celui qui est tout à son attachement à la chose critiquée, qui affûte son attention. Il est aussi celui qui analyse, qui met en crise les fonctionnements et les représentations. Il est enfin celui qui propose, qui a un point de vue sur les champs qu’il entreprend. Dans une telle perspective, un graphiste critique s’attachera, en plus de produire des textes sur sa pratique ou sur celle du graphisme en général, à produire un langage sensible au détail selon l’attente célèbre de Jost Hochuli (4). Un langage qui apprenne quelque chose sur le graphisme, la commande voire le client lui-même. Un graphisme auto-réflexif qui est, selon Roman Jakobson, la qualité spécifique des signes artistiques (5). Un graphisme qui produise, comme le rappellent Gilles Rouffineau et Annick Lantenois (6), un texte qui s’adjoint ou commente le texte de la programmation, qu’il soit texte stratégique ou texte factuel. Et l’on voit peut être se dessiner comme un lien de parenté du graphiste critique avec son frère un peu âgé, le graphiste auteur… Même exigence statutaire avec cette référence au statut reconnu de la littérature autorisée, en tous cas de l’écriture dont il n’est peut être pas superflu de rappeler qu’elle fonde étymologiquement la discipline du graphisme. Même droit de regard sur la commande. Même vocation politique à la responsabilité d’humanisation poétique du quotidien.
 

Mutité

Reste la mutité face au surgissement de la question politique. Et d’autant plus que ce nouveau graphisme, continuons à l’appeler critique, s’inspire des stratégies qui animèrent les productions artistiques très politiques des années 60, 70. La critique de toutes les formes de pouvoir régénéra, dans ces années conceptuelles de la performance, de l’installation, de l’art minimal et du land art, l’idée même d’avant-garde pour un genre de dernier baroud d’honneur avant tous les bégaiements post-modernes.
Aujourd’hui on reprend ces langages et les stratĂ©gies qui les sous-tendent. On reparle procĂ©dures, système, archive, documentation… On repose la critique comme un domaine de l’art, ou du graphisme, comme le firent Art & Language dès 68. On travaille dans l’hĂ©ritage conceptuel mĂŞme si on l’affuble de qualitĂ©s nostalgiques, drolatiques, narratives… MĂŞme si on revendique toutes les manières toujours très intellectuelles de re-jouer ses formes ou ses enjeux : toutes les rĂ©pĂ©titions, les rĂ©activations, les simulations, les reenactments, les parasitages…
Mais force est de constater que, par rapport à la prolifération des discours politiques accompagnant alors la production artistique, notre époque apparaît comme un singulier silence radio. Un silence forcément éloquent de l’ordre de la rétention ou de la suspension, en tous cas de l’impossibilité d’un dire, d’un interdit, d’un tabou…
 

Les discours politiques sur le graphisme

Les discours politiques concurrents qualifiant la responsabilitĂ© du designer n’ont pourtant pas disparu. Hal Foster (7) peut dĂ©signer le designer comme ce bras armĂ© du capitalisme tardif capable de rĂ©cupĂ©rer les promesses d’émancipation de la post-modernitĂ©, la fin des grands rĂ©cits d’autoritĂ©, l’explosion libĂ©ratrice des potentiels, dans le système de la mode. Un système de l’idiosyncrasie capable de multiplier Ă  l’envi des crĂ©neaux de plus en plus individuĂ©s pour inscrire positivement chacun de nous dans notre Ă©poque, au travers de possession avec gisements de fonds attenants. Un genre de transformation des promesses libertaires en fonctionnement libĂ©ral dissolvant toute perspective politique dans le règne sans partage de l’économique. SymĂ©triquement Alexandra Midal (8) dĂ©fend la figure d’un territoire autonome du design qui se dĂ©finirait prĂ©cisĂ©ment au travers de la question de l’utopie. De la recherche de nouveaux modèles sociĂ©taux, culturels et politiques. Pas forcĂ©ment l’idĂ©e ancienne de la rĂ©sistance, du refus, mais plutĂ´t l’idĂ©e positive de la proposition. Le design rejoindrait la science-fiction pour « fictionnaliser Â» et s’interroger « sur les nouvelles modifications qui conditionnent l’homme moderne dans un monde technologique ». Un genre de mission Ă©minemment politique d’invention de l’alternative. Une façon de rĂ©injecter du libertaire dans le libĂ©ral ou de restituer le terme libĂ©ral dans son acception de l’ancien rĂ©gime.

Un portrait duel du graphiste qui me rappelle ce que Pierre Bourdieu (9) disait de l’enseignement, autre figure de la médiation culturelle, avec sa main droite de confortation du pouvoir et sa main gauche de critique et de redistribution des cartes des savoirs et des pouvoirs.
 

DĂ©montage

Si, comme le soutient Heinrich Wölfflin « le style est la forme reprĂ©sentative d’une Ă©poque Â» (10), il faut tout de mĂŞme tenter d’expliquer cette Ă©trange mutitĂ© actuelle vis-Ă -vis du moment politique du graphisme. On peut d’abord comprendre un genre de rĂ©action d’opposition vis-Ă -vis de l’omniprĂ©sence très française d’une pratique du graphisme qui a pu par certains aspect rappeler ces « poètes de combat Â» et leur mĂ©taphores militaires « Ă  moustaches Â», il aurait pu dire militantes, que moquait Baudelaire (11). Mais demeure cette Ă©trange impression de forme langagière comme vidĂ©e de son contenu historique.

Alors ? Un dernier effet du système polymorphe de la mode et du capitalisme, capable de tout rĂ©cupĂ©rer, profitant de toutes les mises en crise du rĂ©el ? Ce qui pourrait nous faire rĂ©flĂ©chir sur l’actualitĂ© brĂ»lante de cette incroyable succession de crises qui semble chaque jour plus confirmer la victoire d’un capitalisme devenu universel.

Le climat sombre de guerre Ă©conomique sur fond de toute puissance incontestable de l’économique et du système boursier me renvoie Ă  ce que dit Georges Didi Huberman (12) des soldats revenus muets de l’expĂ©rience terrifiante, inimaginable et en tous cas inqualifiable de la guerre. Didi Huberman explique que la guerre dĂ©monte proprement nos rĂ©cits et nos reprĂ©sentations. Qu’elle les fait proprement exploser. Et qu’il faut rĂ©pondre Ă  ce dĂ©montage par un remontage poĂ©tique en citant notamment la figure de RenĂ© Char. RenĂ© Char qui, dans les Feuillets d’Hypnos (13), alterne entre le rĂ©cit documentaire de ses douloureuses expĂ©riences de maquisard, entre camarades abattus et exĂ©cution d’ennemis, et des « moments de pur lyrisme Â». RenĂ© Char qui, pour rĂ©pondre, lorsque Heidegger lui Ă©crit en lui demandant les conditions de la poĂ©sie, Ă©voque Rimbaud et la lettre du voyant. Soit le poète dans la commune, posant que les racines du poĂ©tiques sont Ă  chercher dans l’action politique. Mais aussi que la responsabilitĂ© politique du poète fut-il graphiste est Ă  chercher du cĂ´tĂ© du langage, de l’invention des formes.
 

Je vois dans ce double mouvement qui anime aujourd’hui le graphisme : mouvement de rĂ©fĂ©rence / rĂ©vĂ©rence Ă  de formes langagières expressĂ©ment politiques doublĂ© d’une Ă©trange amnĂ©sie embarrassĂ©e, presque souffrante, du contenu politique qui leur Ă©tait historiquement assignĂ©, comme une confirmation des thèses de Didi Huberman. L’idĂ©e que la guerre Ă©conomique sourde qui remplit notre quotidien de crises successives est un incessant dĂ©montage. Un travail de dĂ©rĂ©gulation intĂ©ressĂ©e de l’ordre des choses qui est la signature mĂŞme de l’ordre expansionniste capitaliste. Faut-il rappeler que la thĂ©orie marxienne s’est construite au XIXe sur l’analyse des crises ?

L’idée non seulement que notre fonctionnement sans ailleurs interdit presque de poser la question politique, mais que notre modèle est affecté moralement, écologiquement, presque anthropologiquement. Qu’il entraîne à la fois un genre de nostalgie qui se double d’une tentative de proposition de remontage poétique. Nostalgie vis-à-vis des formes historiques exemplaires du remontage, les avant-gardes des années 20 chez les jeunes graphistes suisses assez récemment, les années 60, 70 depuis une dizaine d’années aux Pays bas. Volonté forcenée de proposer un remontage, un destin utopique.
Cette proposition poĂ©tique, Didi Huberman la discerne dans le « lyrisme documentaire Â» d’un Harun Farocki. Il aurait tout aussi bien pu la repĂ©rer dans le travail de rĂ©invention de l’archive Ă  laquelle se livrent les universitaires et les graphistes de la revue 2.0.1 et des Ă©ditions B.A.T. (14) auxquels Ă©tait posĂ©e, justement, l’embarrassante question du politique, ce week-end, lors des discussion des rencontres Points de vue sur l’édition contemporaine…


Notes :

  • 1_ Robin Kinross, Modern typography, Princeton Architectural Press, 1997
  • 2_ Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in Le bruissement de la langue, Paris, Ă©ditions du Seuil, 1984
  • 2_ Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et Écrits tome I, Paris, Gallimard, 1994
  • 3_ Jacques Rancière, Le spectateur Ă©mancipĂ©, Ă©ditions La Fabrique, 2008
  • 4_ Jost Hochuli, Le dĂ©tail en typographie, Ă©ditions B42, 2010 (traduction de 1987)
  • 5_ citĂ© par Umberto Ecco, Le signe, Ă©ditions Labor, 1988 (traduction de 1973)
  • 6_ Gilles Rouffineau et Annick Lantenois, « Critical graphic design ? » in Forms of Inquiry, Valence, 2008
  • 7_ Hal Foster, Design et crime, Les prairies ordinaires, 2010 (traduction de 2002)
  • 8_ Alexandra Midal, Design — introduction Ă  l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009
  • 9_ Pierre Bourdieu, « La main droite et la main gauche de l’Etat », interview in Le Monde, Janvier 1992
  • 10_ Heinrich Wölfflin, Principles of Art History, New York, Dover Publications, Inc. 1950
  • 11_ Charles Baudelaire, Mon cĹ“ur mis Ă  nu, posthume 1887, Paris, Gallimard, 1986
  • 12_ Georges Didi Huberman, vidĂ©o-confĂ©rence Quand les images prennent position
  • 13_ RenĂ© Char, Feuillets d’Hypnos, 1946
  • 14_ Les Ă©ditions B.A.T et la revue 2.0.1 sont animĂ©es par de jeunes univesitaires, notamment JĂ©rĂ´me Dupeyrat, Camille Pageard, François Aubart
    et par les graphistes Coline Sunier et Charles Mazé.

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