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Traucum

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Soraya Rhofir, Blanche Calcium, 2014
installation, impressions numériques sur carton, bois et Plexiglas
© Aurélien Mole

Une des plus belles trouvailles de Woody Allen est certainement cette scène de La Rose Pourpre du Caire oĂą Tom Baxter, personnage de fiction d’un mĂ©lo hollywoodien, sort de l’écran de cinĂ©ma pour aller Ă  la rencontre de la touchante Mia Farrow assise dans la salle. Ce film Ă©trangement cruel sur le pouvoir d’aliĂ©nation du cinĂ©ma est citĂ© en exemple par CĂ©line Poulin, commissaire de Traucum, et donne sans doute la clĂ© d’interprĂ©tation de cette exposition foisonnante. Car Ă  travers les projets d’une trentaine d’artistes aux pratiques très diffĂ©rentes, l’énigme de cette exposition rĂ©side bien dans ce percement, cette traversĂ©e de l’irrĂ©alitĂ© de l’image dans le monde rĂ©el. Une forme de contagion devenue l’obsession de notre Ă©poque, revendiquĂ©e – presque cĂ©lĂ©brĂ©e â€“ dès l’abord de l’exposition par un ensemble sculptural de Soraya Rhofir, en une joyeuse sarabande de gifs hypertrophiĂ©s en carton.

L’exposition ouvre sur un mot : « Traucum Â», « le trou Â» en latin ; Ă©trange mot-valise qui semble contenir Ă  lui seul les notions de punctum, de trauma, et qui Ă©voque par ses sonoritĂ©s la cĂ©lèbre traversĂ©e du miroir d’Alice (« through Â» the looking glass). Le trou, c’est Ă  l’origine celui qu’ont creusĂ© les taulards du film de Jacques Becker, ce trou qui doit les mener jusqu’à la ville voisine, mais dont ils ne peuvent pas sortir. MĂ©taphore de l’objectif de la camĂ©ra, le trou est cet outil de cadrage par lequel les personnages du film contemplent la vie des hommes libres sans pouvoir l’atteindre, et qui transforme la rĂ©alitĂ© en image. Une petite usine Ă  fabriquer une seconde version du monde, un peu moins tangible, un peu plus floue – comme le sont les doubles maladroits des rouleaux de scotchs et des pots Ă  crayons que fabriquent tant bien que mal les imprimantes 3D artisanales de Xavier Antin. Pour CĂ©line Poulin, l’image entretien un rapport Ă©troit Ă  la connaissance ; et en effet les petits monticules de plastique solidifiĂ© de Xavier Antin concrĂ©tisent (rĂ©ifient) un moment d’apprentissage, en ce qu’ils rĂ©sultent des explications de l’artiste sur le fonctionnement de ses machines, assorties de dĂ©monstrations : dans le fil de la discussion, l’objet qui se trouvait Ă  portĂ©e de main (le rouleau de scotch, par exemple) passe l’épreuve de la reproduction en 3D.

au premier plan : Dominique Gilliot, Grande complainte Ă  ce sujet, 2014, installation
au second plan : Xavier Antin, Machine’s vocabulary. Explained., 2014, impressions 3D
© Aurélien Mole

À dĂ©faut d’un lapin blanc courant après le temps, l’Alice perdue dans le monde de Traucum y aurait rencontrĂ© un personnage très carollien dans l’œuvre de Rita Sobral Campos : « Jump Cut Â», le montage personnifiĂ©, dont l’histoire est racontĂ©e de façon fragmentaire sur un papier peint mural. D’abord affranchi du contrĂ´le du Temps, puis du RĂ©cit mĂŞme, Jump Cut est ce personnage de plus en plus puissant qui n’obĂ©it qu’à ses propres règles, et qui semble ĂŞtre capable de crĂ©er du sens lĂ  oĂą ne règne que l’informe et l’incohĂ©rence du monde rĂ©el, tel le Roi Midas faisant naĂ®tre de l’or de tout ce qu’il touche. Car la porositĂ© du monde des images avec le monde rĂ©el pose par extension la question du montage et de la façon dont les images semblent capables de dialoguer entre elles par leur simple juxtaposition, de façon presque autonome. Une idĂ©e qui est incarnĂ©e par la scĂ©nographie de l’exposition, faite de dĂ©coupages Ă  angles droits, occasionnant des points de vues et des rapprochements visuels entre les Ĺ“uvres.

Pierre Paulin, Constellation, 2013-2014 ; Marc-Antoine Mathieu, extrait de Le Processus, 1993
© Aurélien Mole


Car une des (nombreuses) pistes ouvertes par l’exposition est celle du montage opĂ©rĂ© par la bande dessinĂ©e, symbolisĂ© par l’interstice blanc entre deux cases. L’image de communication de l’exposition affirme cette filiation avec un genre riche de ses expĂ©rimentations rĂ©centes ; signĂ© Marc-Antoine Mathieu, le visuel est extrait d’une courte vidĂ©o d’animation dĂ©crivant l’impossible zoom avant d’une camĂ©ra surpuissante, qui, par un jeu de reflets, parvient Ă  dĂ©crire toute un scène de crime. La camĂ©ra va par exemple dĂ©couvrir dans les lunettes d’un premier personnage le reflet d’un autre, dans la montre duquel se reflète une scène qui se dĂ©roule dans l’immeuble de l’autre cĂ´tĂ© de la rue, etc. La vidĂ©o mĂŞle joyeusement les outils de reproduction du rĂ©el, du plus rudimentaire (le miroir) au plus Ă©laborĂ© (l’Iphone), les plaçant Ă  Ă©galitĂ© dans une infinie construction en abîme.

Traucum, vue d’exposition, Centre des Archives Historiques de la Nièvre

Explorant un autre phĂ©nomène de confusion entre les images fictionnelles et la rĂ©alitĂ©, Alexis Guillier se penche en une vidĂ©o-confĂ©rence d’une heure Ă  la prĂ©cision saisissante, sur le cas cĂ©lèbre d’accident de tournage du film Twilight Zone (La Quatrième Dimension). Au cours d’une scène filmĂ©e en dĂ©cors rĂ©els et de nuit, un hĂ©licoptère s’était Ă©crasĂ© sur l’acteur Vic Morrow et deux jeunes enfants, sacrifiĂ©s au nom du rĂ©alisme des images. A la manière dont Marc-Antoine Mathieu zoome Ă  l’infini dans son image, Alexis Guillier dĂ©ploie l’ensemble des facettes du rĂ©cit de l’accident et du procès qui s’ensuit, en un rĂ©seau fascinant de coĂŻncidences et de rapprochements de faits. La question de fond de cette investigation quasi-archĂ©ologique semble ĂŞtre in fine, au-delĂ  de l’anecdote historique, celle de notre capacitĂ© Ă  faire la diffĂ©rence entre les images de la fiction et la mort Ă  l’écran, rĂ©elle, de trois personnes. C’est avec cette confĂ©rence-performance que l’exposition atteint un des points chauds de sa problĂ©matique : le moment oĂą la rĂ©alitĂ© et son double virtuel entrent en fusion, et oĂą la fiction Ă©chappe Ă  son crĂ©ateur mĂŞme.

Aleksandra Domanovic, Portrait (soft-touch), 2013
polyuréthane, Soft-touch
© Aurélien Mole

Chez Aleksandra Domanovic, ce sont ainsi les traits de la grande histoire qui s’entremĂŞlent avec une histoire personnelle. Les bustes de Tito parcourus de fissures aux couleurs fluo qui jalonnent l’exposition ont, sous ses mains, pris les traits de son institutrice, en un raccourci visuel qui rappelle l’ambiguïtĂ© des images du rêve, permise par une manipulation numĂ©rique de l’image. Chez AurĂ©lien Mole et Christophe Lemaitre, cette banalisation de procĂ©dĂ©s visuels comme le morphing ou la 3D est rĂ©vĂ©lĂ©e par leur sĂ©rie de plans fixes sur une sculpture de papier en mouvement : si le geste est artisanal (hors-champ, une simple rotation Ă  la main de la sculpture sur un plateau tournant de potier), voire classique (on prĂ©sente souvent, pour la tĂ©lĂ©vision, des objets en rotation), l’image qui en rĂ©sulte a l’irrĂ©alitĂ© d’une 3D rudimentaire. Ce mĂŞme Ă©quilibre prĂ©caire entre un geste de la main et une image virtuelle trouve son expression dans la vidĂ©o de Pierre Paulin. Les mouvements de sa main sur un Ă©cran tactile, chorĂ©graphie abstraite de touches, de pincements, d’effleurements, sont transposĂ©s en gestes de peintre. A mesure que la main se dĂ©place Ă  l’écran, elle fait apparaĂ®tre des fragments d’une image cachĂ©e – peintures de Turner, de Van Gogh, artistes par excellence d’une « touche Â» qui les rend immĂ©diatement reconnaissables.

Christophe Lemaitre / Aurélien Mole, Sans titre (études), 2013, vidéo
Jérémie Gindre, Le passé sous nos pieds, 2013, dessins
© Aurélien Mole

C’est finalement le film d’Erik Bünger qui se confronte le plus directement Ă  l’abîme ouvert par le mot de « trou Â» en explorant la question de l’orifice du corps en une vidĂ©o d’une heure qui mĂŞle images, extraits de films et de documentaires commentĂ©s en voix off par l’artiste. Il y a bien sĂ»r le trou de l’origine, celui dont tout ĂŞtre est sorti le jour de sa naissance, et dont Bünger dĂ©cèle la trace jusque dans le monolithe de 2001 L’OdyssĂ©e de l’espace.

Jack Goldstein, The Jump, 1978, film 16 mm
© Aurélien Mole

Mais c’est surtout la bouche d’oĂą sort la parole, ce gouffre dont sort toute connaissance mais Ă©galement lieu de la crĂ©ation d’une seconde rĂ©alitĂ©, toujours dĂ©formĂ©e, par le prisme du langage. Le jeune Ingmar Bergman expĂ©rimentait Ă  l’époque dans la douleur que son irrĂ©pressible envie de dĂ©former la rĂ©alitĂ© abritait la forme la plus Ă©lĂ©mentaire de crĂ©ation ; et que les mensonges pour lesquels on le punissait, Ă©taient le terreau fertile de ses rĂ©cits Ă  venir. Le trou autour duquel tourne cette exposition est en fin de compte une autre mĂ©taphore de la subjectivitĂ© (comme le sont objectif, lentille, calque, filtre, ou prisme), qui s’insère toujours entre le monde et celui qui l’observe.

Traucum, vue d’exposition, Centre des Archives Historiques de la Nièvre


Traucum Ă©tait ouvert du 13 septembre au 17 octobre 2014. Une exposition du Parc Saint LĂ©ger – Hors les murs, commissariat de CĂ©line Poulin

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