Flux

Meta

Pas de commentaires

L’inventaire de l’invention, épisode deux « Inventaire / anthologie / somme / catalogue / collection »

Les commentaires sont fermés.

L’inventaire de l’invention, épisode deux
« Inventaire, anthologie, somme… »

Deuxième temps de ma présentation, je reviens avec un titre plutôt long en forme d’énumération, poursuivre ma petite retranscription réinventée – en l’absence de toute archive textuelle â€“ de la conférence que je donnais le 27 mai 2011 à l’École Supérieure des Beaux Arts de Toulouse.

Jean-Yves Jeanneret

Georges Perec

Après avoir tenté de confirmer le ressenti d’une certaine focalisation de l’édition récente autour de l’esthétique et de la stratégie de l’archive, par un ensemble d’exemples issus de ma bibliothèque et des quatre coins du monde très nord-occidental du graphisme, je vais devoir maintenant me confronter à un paradoxe constitutif de la notion d’archive.

C’est que, comme le rappelle Georges Didi-Huberman, avec l’archive « on ne voit rien Â»1. L’archive est un fond, avec ou sans s, et elle ne deviendra figure que par le truchement de ce que notre passionnant historien de l’art philosophe appelle, à la manière d’un Daniel Buren, un « outil visuel Â». Avec la caution solidaire d’Aby Warburg et l’intelligence que l’on sait, Didi-Huberman a choisi pour dire quelque chose de sa passion des images la stratégie de l’atlas, en grec celui qui porte, le porteur, le support. L’idée qu’un signe n’existe que s’il est supporté matériellement : que le médium, moyen tangible et centre de liaison, est la condition de l’écriture, de la description du monde et des choses et par exemple de la figure impossible de l’archive.

Avec l’atlas, le support osseux de l’anatomie crânienne ou le géant de la cosmologie grecque soutenant les colonnes du ciel, vont presque logiquement devenir, grâce à l’humaniste flamand Gerhard Kremer dit Mercator, le support éditorial de la première description cartographique du monde par projection. Avec l’atlas, le refus de choisir, le refus de refuser propre à l’archive, trouve forme dans la tentative d’une écriture totale, d’un recueil infini.

Et l’on peut sans doute reprocher le tour généralisant de mon premier tour de piste des formes graphiques2 . Ce que, par commodité, j’ai pu nommer archive, envisageait une pluralité d’objets véhiculaires et de projets transitifs méritant sans doute des qualificatifs plus précis et variés, des expressions et des taxonomies plus nuancées. Et je risque alors de devoir entamer une litanie de paronymes embrouillés : car les exemples que j’ai donnés relevaient tantôt plutôt de la collection, tantôt plutôt de la documentation, du répertoire, de la liste, de la compilation, de l’almanach, de l’inventaire, de l’anthologie, de la somme, du catalogue, évidemment de l’atlas, mais aussi, pourquoi pas, de l’encyclopédie, du dictionnaire, du cabinet de curiosité, du musée de papier, de l’espace visionnaire, du cabinet d’amateur, de la chambre des merveilles, du bric à brac, du fatras, du tas, du tohu-bohu, de la bibliothèque… et souvent, de plusieurs de ces belles catégories en même temps.
 

Il faudra peut-être alors, pour avancer, rappeler que l’édition propose, dès sa scène primitive, une structure de recueil qui rencontre le procès même de la constitution du savoir.

Le bon vieux codex deviendra rapidement code, fondement symbolique et autoritaire du langage, outil plus ou moins négocié qui peut dire l’ordre des choses, parce que, dans sa forme structurelle même, le codex est à la fois réunion et construction des informations, reliure et montage : un « synoptique des différences Â» – pour reprendre à nouveau le vocabulaire de Didi-Huberman. Le codex remplace, dans les premiers siècles romains de notre ère, la vieille forme univoque, en tous cas « unilinéaire Â» du volumen — ce long ruban enroulé sur lui même et éventuellement autour d’une âme de bois â€“, en réalisant la promesse de tous les rapprochements, de tous les effets de montage, de toutes les conversations, de tous les liens plus ou moins secrets, de tous les collages plus ou moins violents. C’est désormais dans l’animatique de la page tournée que va se constituer un savoir dynamique, toujours fragile, toujours recomposable.

Dès le IVe siècle de la communauté chrétienne copte d’Égypte, les miscellanea, du latin « choses mêlées Â», du verbe miscere « mélanger Â»3, proposent dans un ordre arbitraire ou aléatoire, des recueils d’extraits de textes d’auteurs différents4 . Et on ne sait quel champignon peut surgir de ce mycelium là. Cette compilation de propositions hétérogènes peut servir aussi bien la conservation que le transport ou la diffusion de textes plus ou moins choisis, plus ou moins unifiés et focalisés. Elle peut être anthologie, du grec anthos, « la fleur Â» et logos, « le discours Â»5, et l’on retrouve la proposition éminemment volontaire du tendre langage des fleurs, les rapports choisis de la composition en bouquet, le florilège.

Mais cette juxtaposition peut aussi revendiquer la quantité, dire au travers de l’opulence, la puissance de ces chefs que les vieux grecs nommaient justement archontes. On retrouvera alors la vocation luxuriante de la cornucopia, la « corne d’abondance Â» vitaliste qui guide par exemple les Nuits Attiques compilées par Aulus Gellius dès le IIe siècle entre l’Attique et Rome, volontairement sans ordre, comme une trace de la résistance au sens de l’infinie complexité du monde, comme une démonstration d’érudition foisonnante.

On vient de parler de complexité. Précisément le codex est issu d’une opération de pliage. Le sens vient se recueillir, se déployer, s’impliquer et s’expliquer dans la complication de l’ouvrage. Mais cet enchevêtrement, cet écheveau textile du livre et du texte, fil de chaîne et fil de trame, vient trouver une forme relativement unifiée et la promesse de lieux communs, de symboles négociés, d’une connaissance accordée. Entre différence et cohérence, la collection juxtaposée de discours plus ou moins glosés, l’entassement de matériaux, l’articulation brutale de la compilation plus ou moins commentée peut devenir la stratégie pédagogique de la leçon de l’Officinae epitome renaissante de Jean Tixier de Ravisy dit Ravisius Textor. C’est François Rabelais, humaniste, médecin et savant qui retrouve, à la Renaissance, le « cercle des connaissances Â» de l’encyclopédie, à partir du grec kuklos « cercle Â» et paideia « Ã©ducation Â»6.

Il faudra alors aussi rappeler l’étonnante étymologie qui lie paradoxalement la figure du conteur et celle du comptable. Conte et compte descendent tous deux, via le provençal, du latin computare : « compter Â»7. Dans la mentalité médiévale la narration se confond avec l’énumération. Si l’on sait bien que les lettres antiques, grecques, romaines, hébraïques, sont aussi des chiffres. Si l’on sait bien qu’un texte, aujourd’hui encore, se déchiffre. On oublie parfois que raconter, persuader ou expliquer peuvent revenir en quelque sorte à énumérer les qualités relatives à une chose, à dresser la liste des matières constitutives d’un événement. Ce que sait bien la litanie du catalogue, du grec kata « de haut en bas Â» et legein, apparenté au latin legere « lire Â»8.
 

Engageons-nous donc, par les exemples et le menu, dans un petit inventaire forcément limité et arbitraire des formes de l’archive : dans une petite typologie des façons de rassembler l’imaginaire transparent et exhaustif des données pour qu’une connaissance et une visibilité puissent advenir, pour qu’adviennent de possibles rendus…

Experimental Jetset, Elysians Fields, 2000

Experimental Jetset, Elysians Fields, 2000

Experimental Jetset, Elysians Fields, 2000

Experimental Jetset, Elysians Fields, 2000

Experimental Jetset, Elysians Fields, 2000

Et l’on commencera, toujours en mode grec et antique avec Elysians Fields. En anglais le lieu du repos éternel des héros grecs disparus, mais aussi une exposition collective réunissant, en 1999, au Centre Pompidou, les associations libres d’un pannel assez large d’artistes sur le thème du rêve, et son catalogue réalisé par Experimental Jetset.

Dans les premiers moments de leur formalisme radical néo-fonctionnaliste plus ou moins distant, le fameux trio amstellodamois choisissait, pour gérer le matériel documentaire extrêmement hétérogène proposé par les artistes la formule de l’almanach, de l’éphéméride, du calendrier : cette forme première de l’édition si proche de la structure logique de la liste et du diagramme dont Jack Goody nous rappelle qu’ils sont si liés à la forme même de l’écriture9.

La diversité ouverte des sources, des formats, des statuts vient trouver une logique structurelle en épousant la chronologie d’un événement. Pas la rythmique romaine de la calende, premier jour du mois fondé sur le cycle lunaire, mais les différentes phases souvent tout aussi nocturnes du sommeil. Le fatras documentaire allant de scans basse résolution de croquis à la documentation léchée de vidéos ou d’installations trouve un bel ordonnancement en rejoignant, par affinité les sections de séquences rejouant la progression de la légèreté du premier sommeil, en jaune et noir, au rouge et bleu psychédélique des mouvements oculaires rapides de la plongée dans le sommeil, au sommeil profond, voulu abstrait et en accord avec le principe naturel, en vert et noir… En rupture, la couverture, partie d’un premier cahier couleur sur couché brillant, reprend un travail photographique de Kyoji Takahashi qui n’existait que dans la physicalité relative du livre, posant le catalogue comme un miroir relativement autonome de l’exposition.

Regular, Ultramodern reader, 2007

Regular, Ultramodern reader, 2007

Regular, Ultramodern reader, 2007

Regular, Ultramodern reader, 2007

Regular, Ultramodern reader, 2007

C’est dans cette même attitude oblique vis-à-vis de l’exposition qu’il doit relayer et éclairer que se pose le catalogue de l’exposition Ultramoderne, mis en forme en 2007 par Jean-Marie Courant alias Regular. Sous couverture luxuriante à motifs informatifs répétitifs – qui sera supprimée dans un deuxième temps de l’édition d’une rugosité luxueuse et sobrement voyante, en gris métallisé et orangé fluo â€“ le catalogue, pour se faire reader, outil de lecture de l’exposition, prend cette fois le parti de l’anthologie dont on a déjà rappelé l’étymologie florale. Il vient constituer une sorte d’archive décalée des matières, des sources, des arrière-cours des propositions curatoriales et artistiques. Il vient former un bouquet de fac-similés échelle 1, avec effets de hors-champ, jeux d’échelle et d’orientation. Il vient proposer un espace de médiation au pannel de morceaux choisis par les artistes, dessinant un sentiment composite de la modernité qui est aussi un souvenir du vieux canon grec, de la liste d’ouvrages recommandés, de la bibliothèque idéale.

Phil Baber, Cannon magazine, 2009

Phil Baber, Cannon magazine, 2009

Phil Baber, Cannon magazine, 2009

Phil Baber, Cannon magazine, 2009

Nous poursuivons avec Phil Baber et l’arrangement essentiellement littéraire de son Cannon magazine de 2009, en soulignant que la compilation, y compris si les matières accordées sont toutes de réemploi, laissées dans une relative brutalité originelle, est aussi un art du « posé avec Â», du montage signifiant de ces matières culturelles qui peuvent, vis-à-vis les unes des autres, comme le dit Didi-Huberman, « prendre position Â»10. Un art de la composition donc qui, dans le livre, prend la forme d’une séquence où chaque matière ne signifie que dans le dépassement d’un autre prélèvement, d’une autre citation, bref dans un acte d’écriture.

Samuel Bonnet, Maël Fournier-Comte, One possible catalyst, 2010

Samuel Bonnet, Maël Fournier-Comte, One possible catalyst, 2010

Samuel Bonnet, Maël Fournier-Comte, One possible catalyst, 2010

Samuel Bonnet, Maël Fournier-Comte, One possible catalyst, 2010

Puis nous devons considérer, avec One possible catalyst, la catalyse d’un ensemble de références graphiques sélectionnées par Charlotte Cheetham et mises en forme par Samuel Bonnet et Maël Fournier-Comte en 2010, la forme de la somme plus ou moins scientifique. La somme, du grec sagma, « selle, bât Â» (la bête de somme) mais aussi un « entassement, amas Â»11 qui peut, en langage opératoire arithmétique, produire quelque résultat. Toujours un recueil de matières traitées de façon technique, distante et voulue objective, mais qui se teinte d’une tonalité positiviste en accédant au statut d’expérience, de démonstration de laboratoire.

Mathias Schweizer, Le travail de rivière, 2010

Mathias Schweizer, Le travail de rivière, 2010

Mathias Schweizer, Le travail de rivière, 2010

Mathias Schweizer, Le travail de rivière, 2010

Mathias Schweizer, Le travail de rivière, 2010

D’un espace de médiation à l’autre, le livre peut aussi, comme je l’ai déjà souligné aux côtés de Jérôme Dupeyrat et comme le savent depuis le XVIIe siècle les musées de papier12, se faire espace de monstration et de démonstration, musée, museion, territoire des muses, filles de Mnémosyme, la déesse de la mémoire. Au même titre que la chambre des merveilles, le wunderkammer ou le kunstkammer, la chambre d’art, le cabinet de curiosité, le livre devient le recueil des choses remarquables, un théâtre du monde (theatrum mundi), une table et un tableau des matières et des objets du monde qui implique aussi, comme l’a souligné Patricia Falguières13, la mise en place de lieux communs, de critères partagés, d’une forme de « nominalisme Â» précisant phénoménologiquement le rapport des mots et des choses.

Avec Claire le Restif, Mathias Schweizer et le catalogue de l’exposition Le travail de rivière, en 2010, c’est la figure du collectionneur et du commissaire d’exposition en chercheurs d’or qui se dessine – et l’on se rappellera que celui qui découvre un vestige est appelé inventeur. Les trésors se relaient dans un dessin désirant des merveilles qui peuvent, au fil de la recherche et de la séquence de l’imprimé, surgir, se découvrir et se retrouver, captifs et protégés, à nouveaux voilés au sein du livre et du cabinet de l’amateur. Puis le parcours du champ de fouille et de la salle du trésor se résout presque scientifiquement en appareil critique de catalogue raisonné.

Salut public, La photographie n’est pas l’art, 2009

Salut public, La photographie n’est pas l’art, 2009

Salut public, La photographie n’est pas l’art, 2009

Salut public, La photographie n’est pas l’art, 2009

Nous achèverons notre petit parcours des figures de l’archive avec le studio bruxellois Salut public et le collectionneur Sylvio Perlstein. Un livre en forme d’immersion dans la collection de photographies d’un passionné et la figure du desir : de privatif et sidus « l’étoile Â»14 . L’angoisse du vide à laquelle répond la saturation d’un all-over d’images posées bord-à-bord ou plutôt cadre-à-cadre, comme dans les stratégies démonstratives d’accrochage de l’ancien régime. La figure désirante de la collecte, comme l’écrit Anne Moeglin-Delcroix15, prise entre cueillette au fil du temps léger de la promenade et obsession pathologique de thésaurisation. Le regroupement, l’excès qui fonctionne en tentant de combler ce manque toujours régénéré de l’étoile filante, mais l’ensemble qui dessine aussi une focalisation, un centre, un ensemble de sections et une possible taxonomie.
 

À la recherche des expressions graphiques de l’archive, empreinte d’autorité et figure pourtant toujours fuyante, toujours renouvelée, nous avons tenté une petite énumération qui n’est jamais parvenue à créer une réelle typologie. Cette figure confuse de l’archive pourrait-elle pourtant trouver une forme de cohérence dans ce rêve moderne que releva Siegfried Gideon16 d’une expression objective, transparente et rationnelle en quête d’abstraction et d’immédiateté ? C’est cette nouvelle hypothèse que nous tenterons de questionner dans un futur, on l’espère pas trop lointain.
À suivre.

  1. Georges Didi-Huberman, ATLAS Entrevista con Georges Didi-Huberman, video promotionnelle du Museo Reina Sofia, décembre 2010 http://www.youtube.com/watch?v=WwVMni3b2Zo []
  2. L’inventaire de l’invention, épisode un « l’internationale archiviste Â» []
  3. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 2000 []
  4. Ailleurs on peut parler de spicilèges, du latin spica épi et legere lire, choisir, recueillir, de varia ou de silves []
  5. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, ibid. []
  6. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, ibid. []
  7. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, ibid. []
  8. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, ibid. []
  9. Jack Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, 1977, Les éditions de Minuit, collection « Le sens commun Â», 1979 []
  10. Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’Œil de l’histoire, 1, Les éditions de Minuit, Paris, 2009 []
  11. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, ibid. []
  12. Tel le Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises du Comte de Caylus, 1752-1767 ou les Monumenti antichi inediti, spiegati ed illustrati, 1767, de Johan Joachim Winckelmann []
  13. Falguières Patricia, Les chambres des merveilles, Paris, Bayard, 2003 []
  14. Alain Rey (direction) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, ibid. []
  15. Anne Moeglin-Delcroix, « Collection, récollection Â» in Esthétique du livre d’artiste, Le mot et le reste, Bnf, Paris, 2012, p.205 à 259 []
  16. Siegfried Giedion, Espace, temps, architecture [« Space, Time and Architecture – Harvard, Cambridge Univ. Press Â»], 1941, Denoël, coll. « Médiations Â» (réimpr. 1978, 2004) []

Entrevue

Beauregard