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Étienne Hervy n’est plus directeur artistique de Chaumont, mais il ne traîne pas. Il fume des vogues, et vient de signer le commissariat de deux expositions coup sur coup. À Beauvais: «Si tu me cherches je ne suis pas là» dont le travail est entièrement partagé avec Jean-Marc Ballée, et à Nogent-sur-Marne, «Ne te retourne pas». Ces deux expositions ont en commun une étonnante gestion de l’espace, une consistance manifeste et un goût certain pour la précision. Thomas Petitjean et Manon Bruet, du studio de design graphique Spassky Fischer, interrogent le commissaire.

Maison d'Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne

Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne, photo Aurélien Mole

Manon:     Je n’ai pas vu la première exposition à Beauvais, Thomas m’en a parlé. Mais quand je suis arrivée à la MABA de Nogent, j’ai été surprise de découvrir un espace constellé: chaque affiche semble choisie, mais en même temps, elle semble parfois étrangère à sa voisine.

 

Étienne:     L’exposition a beaucoup à voir avec le vivant et l’étrange, plus encore avec ce qui nous est étranger. Le problème des expositions de graphisme est qu’elles se focalisent sur le graphisme au point d’oublier les enjeux et les mécaniques qui font l’exposition. En plus de ça, on traite le graphisme et le visiteur un peu trop «familièrement» à mon goût. Au mieux, ça donne des perspectives aussi réussies que celles des cimetières militaires, avec tous ces alignements d’images mortes pour la cause. Ces expositions de graphisme visent trop à la promotion du graphisme quitte à lui sacrifier tout le reste y compris son expressivité. Ça ne convainc personne.

L’exposition ne peut pas être à sens unique au service du graphisme, il faut aussi que celui-ci serve l’exposition, la proposition faite au visiteur. C’est d’ailleurs dans sa nature, pas de servir, mais de contribuer à un fonctionnement par le regard qu’il conditionne. C’est trop facile de s’en affranchir, encore plus aujourd’hui sous prétexte de médiation ou de manque de temps.

Détail de l'exposition «Si tu me cherches je ne suis pas là»

Détail de l’exposition «Si tu me cherches je ne suis pas là», photo Aurélien Mole

Dans tous les cas, le but est de parvenir à un espace qualifié dont l’usage est proposé plutôt qu’imposé. À Nogent, cet usage opère par le regard et le déplacement. À Beauvais il y avait beaucoup de «jeu entre» les affiches, entre la galerie, le visiteur, Jean-Marc Ballée et moi. Beaucoup de travail en coulisse aussi pour que le projet se définisse en amont dans ses intentions, ses mécaniques et ses formes. Peu de hasard, beaucoup de décisions. Dans l’espace public, les accumulations sur les murs du métro ou les palissades de chantiers ne sont pas idéales. Pourquoi serait-ce différent dans une exposition?

Vue de l'exposition «Si tu me cherches je ne suis pas là»

Vue de l’exposition «Si tu me cherches je ne suis pas là», photo Aurélien Mole

 

M:     Mais, ces conditions, à défaut d’être idéales, sont réelles. L’espace public est le lieu où les formes et le travail prennent sens. Quand tu es graphiste, tu as envie d’occuper les murs du métro et, justement, d’être placé dans un ensemble urbain, aussi saturé soit-il. Tu veux que tes affiches soient aperçues, vues, remarquées, mises à l’épreuve aussi dans ce contexte là. D’ailleurs, en arrivant à Nogent, j’avais en tête beaucoup d’expositions d’affiches ou de graphisme qui jouent de l’accumulation ou même de la saturation. C’est probablement pour cette raison que ta proposition m’a interpellée.

 

É:     Interroger jusqu’à parfois reformuler le cadre et ses modalités me semblent être ce qui différencie le plus les graphistes des illustrateurs. Par exemple, lorsque vous investissez les couloirs du métro avec le Mucem, vous ne répétez pas six fois la même affiche, vous affichez un ensemble de six impressions format affiche.

On a parfois le sentiment de se trouver devant un buffet à volonté. Je fais chaque exposition comme si c’était la dernière (ça finira bien par arriver, si ce n’est pas déjà le cas), mais je refuse le suicide à la bouffe: https://youtu.be/lhbHTjMLN5c

Dans la part de technique et de cuisine d’une exposition, ce qui est fait pour contribuer à la façon dont le visiteur va pouvoir être face aux objets est aussi important que ce qui a été fait pour permettre de travailler ces objets et leur sujet. Les gens savent quand même regarder d’autres images imprimées que le papier peint.

 

Thomas:     Mais est-il indispensable de savoir regarder? je ne suis pas sûr de savoir regarder. Surtout du papier peint. D’ailleurs, si on sait trop regarder, on regarde trop précisément, on ne regarde plus. On dissèque, on critique, on se fait chier et on fait chier le monde. Je ne sais plus comment m’y prendre devant le travail d’un autre graphiste. Parfois j’ai peur de trop prendre en compte «ce que j’aurais fait à sa place». Parfois, j’ai peur de ne plus savoir prendre de plaisir à juste regarder. Mais quand je suis devant quelque chose que j’aime vraiment, alors là je me dis que ça vaut vraiment le coup…

 

É:     On parle de savoir regarder comme s’il s’agissait d’un secret d’initiés. Enfant, l’apprentissage commence avec des livres d’images, même certains animaux savent se reconnaître dans un miroir. Le plus difficile, pour un designer, un graphiste, un commissaire, un scénographe c’est de traiter avec ça: d’un côté la capacité, l’intelligence et la part sensible des personnes devant les images. C’est un peu facile de toujours la considérer comme non acquise. De l’autre, la capacité des objets graphiques à (s’)articuler, à faire langage… jusqu’à aborder des notions complexes et fragiles. Si on atteint ça, les choses sérieuses peuvent commencer.

Détail de l'exposition «Si tu me cherches, je ne suis pas là»

Détail de l’exposition «Si tu me cherches, je ne suis pas là», photo Aurélien Mole

Savoir regarder c’est précisément cela: distinguer ce qui d’une façon où d’une autre me touche. Y poser un regard qui préserve ce qui doit l’être. C’est la même chose pour tout: les personnes qui gardent l’exposition ne pourront pas écouter de musique cubaine avant longtemps parce que le film de Len Lye tourne en boucle. Tu as remarqué comme c’est difficile, parfois vain, de relire un livre? Et pourtant on le garde, parce qu’il y a d’autres modes que la lecture suivie qui permettent un retour régulier et maintiennent intacte la découverte. C’est encore plus vrai pour le commissaire que pour le visiteur. Si le premier ne sait pas ça, le second…

 

T:     Est-ce qu’on peut être commissaire et rester sensible à des choses qu’on ne maîtrise pas? Est-ce que tu prends encore du plaisir à regarder pour le plaisir de regarder? ou sinon, peut-on être commissaire en étant insensible aux choses que l’on considère?

 

É:     Je prend plaisir à regarder et je m’en méfie même: il ne s’agit pas d’être accro au regard même (et encore moins au graphisme). Bref, oui au sentimentalisme, non à la sensiblerie.

Par exemple, les affiches de Paul Elliman, je les avaient vues une fois, dans l’exposition «Quick, Quick, Slow» d’Emily King à Lisbonne en 2009. Paul m’a dit qu’elles n’étaient pas sorties du tube où on les lui avaient renvoyées. D’une certaine façon, l’exposition est un prétexte pour les revoir. Le calendrier de Loulou Picasso pour Futuropolis, je ne l’avais jamais vu qu’en très petite image sur Internet. Encore un prétexte. Et puis les invitations de M/M (Paris) pour le Consortium… l’envie de les voir toutes, de les voir ensemble. Le commissaire qui n’envisage pas une exposition comme une occasion de faire une chose impossible autrement n’a rien compris.

Vue de l'exposition «Ne te retourne pas»

Vue de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

 

M:     En parlant de M/M (Paris), j’ai beaucoup aimé la pièce qui leur était consacrée. J’ai pu découvrir des invitations que je n’avais encore jamais vues, c’est vrai, autrement qu’en photo sur l’Internet. C’est une pratique très particulière, que j’ai l’impression de redécouvrir depuis un certain temps. Mais pourquoi décider de leur consacrer une pièce entière? Qui plus est, à l’étage, en fin de parcours.

 

É:     Parce qu’il y avait une cheminée. Là, de cette façon, avec ces objets, ces signes, ces mots, il y avait l’occasion, pourvu qu’on s’en saisisse, de produire quelque chose d’entier. D’une certaine façon plus grande qu’M/M (Paris)-même (et qu’ils savent attraper) et de toutes les façons bien plus grande que moi.

C’est le moment dans l’exposition où le visiteur n’a plus le choix, s’il ne l’a pas fait avant, que d’entrer là sans aucune aide d’aucune sorte. D’abord, une «vue d’ensemble» où l’accrochage et les grands formats prennent le dessus. Ensuite, il faut s’approcher et passer du regard à la lecture en passant à travers le spectre du dessin de lettre. Une boucle se noue. L’exposition commençait, entre autre, par un texte dans une forme tellement conventionnelle (celle du texte littéraire) qu’elle peut passer inaperçue, en tant que forme constituée, aux yeux du visiteur qui va directement à son contenu. Dans un mouvement inverse, celui-ci arrive, à travers leurs caractères typographiques, aux textes sélectionnés par M/M (Paris) pour les invitations du Consortium.

Vue de l'exposition «Ne te retourne pas»

Vue de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

J’aime aussi le fait que le visiteur «retrouve» M/M (Paris) dans cette pièce après les avoir déjà croisés (en personne) sur leur affiche Vitra/Prouvé au début de l’exposition. Comme auparavant Mevis & van Deursen y succèdent à Jan van Toorn dans l’habit de graphistes néerlandais. L’exposition tâche de jouer d’une forme spatialisée de persistance rétinienne.

Vue de l’exposition «Ne te retourne pas»

Vue de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballé

De toute façon, ce n’est pas une pièce entièrement consacrée à M/M (Paris).  Sans compter les photographies d’Inez van Lamsweerde & Vinoodh Matadin et les auteurs des textes des invitations, il y a aussi un billet venant de Paul Elliman et un livre conçu par Graphic Thought Facility : M/M (Paris) de M à M. D’un coup, le jeu des relations, des personnes. Les histoires communes à M/M (Paris) et GTF, à GTF et Paul Elliman et tout cela cache le lien de Mathias à Michaël derrière lequel je me cache encore ailleurs. C’est ça aussi une exposition, le fait qu’une part échappe, nécessairement, ne justifie ou ne permet ni qu’on l’escamote ni qu’on en fasse une évidence. La respecter est aussi suffisant qu’indispensable. Donc une pièce entièrement sous l’influence de M/M (Paris).

 

T:     Tu parles souvent de «paysages» quand tu dessines une exposition…

 

É:     De paysages ou de décors. On pourrait faire sérieux en parlant d’environnement, arguer que, puisqu’il s’agit d’espace tout compte, même le nombre de marches dans les escaliers, mais il s’agit, quand même, de regard. Le paysage existe pour la seule raison qu’il est envisagé, considéré comme tel par celui qui y évolue. Qu’on ne me dise pas que cela perdrait le visiteur, je crois qu’il est plutôt satisfait d’être face à quelque chose d’entier. Pour Ubu roi, Jarry ne voulait pas de décor, il disait que les trompe-l’œil étaient pour les bœufs et les boulangers, Genet a écrit qu’on peut tout jouer sur scène à l’exception d’une personne qui fume une cigarette: «la flamme de l’allumette ne pouvant, sur la scène, être imitée». Donc un paysage ou un décor, mais rien de factice.

 

T:     Décor, mais décor de film, pas de théâtre. Le décor d’un film lent et contemplatif. Sans coup d’éclat. Chiant et adorable. Un long travelling sur des jambes bien épilées.

 

M:     Ou pas…

 

T:     Enfin. Un film de Rohmer, oui. Comme la collectionneuse, que tu citais. D’ailleurs le personnage masculin de la collectionneuse me fait penser à Hugo Anglade. Je ne sais pas pourquoi. J’ai énormément aimé ce film, mais je l’ai vu il y a longtemps maintenant, je ne saurais plus dire de quoi il parle précisément. Il m’a juste laissé une impression agréable. et une envie de prendre son temps. Mais en général, quand on dit décor, cela sous-entend qu’il y a une action, ou au moins des acteurs.

 

É:     Rohmer et la plupart des réalisateurs n’apparaissent jamais dans leurs décors (à part Hitchcock et ce n’est pas ce qu’il fait de mieux). N’empêche, ils font les films tels qu’ils savent les faire. Comme des mensonges sincères. Il y a toujours l’histoire et la façon dont on la raconte. C’est la phrase de Bowie dans le prégénérique de l’exposition: «I’m a DJ, I’m what I play». Il est malin, parce que justement, il était chanteur et pas DJ et qu’avec cette chanson précisément, il s’essaie sur le territoire de Talking Heads (avec qui il a «partagé» Eno, Fripp et Belew). Moi, je demande à Sacha et François d’en faire un «poster», je ne suis pas certain qu’ils aient aimé l’exercice, mais ils ont joué cette sentence à leur tour.

Vue de l'exposition «Ne te retourne pas»

Vue de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

Ce pourrait être un décor construit uniquement pour jouer à cache-cache. Alors il y aurait une action qui,justement n’apparaitrait pas. Alors cette action et ce cadre seraient aussi indissociables qu’ils doivent l’être.
Avec le décor, il y a une dimension supplémentaire, c’est le cadre d’une action possible, peut-être même en cours. Dans le même temps, il y a une distance, le décor n’en est pas un pour les protagonistes. Pour eux c’est un «cadre», le leur, défini par d’autres sans qu’ils en aient conscience. Là-dessus, il faut voir Rosencrantz & Guildentern are deads, le film de Tom Stoppard. Un extrait est diffusé dans l’exposition: https://youtu.be/KchhSIVwMdY

Pour Si tu me cherches je ne suis pas là, nous avons beaucoup parlé de cinéma et de montage avec Jean-Marc. Notamment d’un film voulu, produit et joué par Steve McQueen : Le Mans. Un «film malade» tant Mc Queen s’y est attaché à jouer les règles de la course plutôt que celles du cinéma, du vrai cinéma plutôt que du cinéma du réel.

On peut se dire que c’est en tant que document/écho à la M/Monnaie et c’est le cas. Il s’agit aussi de renvoyer le visiteur à ce qu’il deviendrait s’il ne prend pas un peu garde.

Dans le cas d’une exposition de graphisme, c’est à lui de choisir s’il va ou non briser le quatrième mur, choisir si l’exposition et ce qu’elle présente s’inscrivent dans le réel ou restent dans le registre de la contemplation et du spectacle. C’est comme dans les Disney lorsque, soudainement, les éléments du décor s’animent.

Détail de l'exposition «Ne te retourne pas»

Détail de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

 

M:     Justement, tu exposes des projets issus dans leur grande majorité de commandes, mais tu les extraits de leurs contextes réels et tu les mets en conversation ou confrontation, tu les transformes en objets autonomes.

 

É:     Dans ces deux expositions ils le sont déjà et sont notamment choisis pour leur capacité à être actifs et opérants indépendamment du cadre de la commande ou de celui de leur diffusion initiale. Dit autrement, c’est que dans ces expositions la relation à la commande n’était pas le propos. En revanche, la relation à leur(s) sujet(s) et ces sujets eux-mêmes étaient très présents. Tu aurais pu le dire: «Tu exposes des projets issus dans leur grande majorité de démarche d’auteurs. Lorsque que tu les présentes ainsi, ils deviennent des objets autonomes.» ça aurait été tout aussi vrai. Parfois on dirait que le graphisme, dans un élan très moraliste, n’a que deux cordes à son arc : la légitimité de la commande ou l’autorité de l’auctorialité.

Le terme exposition désigne tout ce qui relève de la présentation/apparition d’un enjeu et de ses manifestations dans un espace physique. Il y a pourtant une différence significative entre des présentations didactiques et d’autres aux enjeux artistiques. Dans le premier cas, qui peut avoir tout son intérêt, je propose de parler d’exposé plutôt que d’exposition. La vérité est que trop souvent, une exposition n’est plus qu’une réponse compulsive à une demande politique d’animation afin d’occuper, de «contenter» le peuple. Le graphisme devient une proie facile, les enfants ont appris à reconnaître les belles images comme des récompenses. Là aussi il y a du décor.

Vue de l'exposition «Ne te retourne pas»

Vue de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

T:     En fait, je me suis toujours demandé comment les acteurs arrivaient à jouer sur un fond vert. Travailler sans contexte, sans contour ni contrainte. Tu dois toujours avoir l’impression d’être grotesque, dans l’excès ou la caricature. J’ai toujours besoin d’un cadre aussi ouvert soit-il. Il serait trop difficile de me regarder tout seul au milieu de rien.

 

É:     Dans ce cas, ne te retourne pas… 😉
Le cube blanc et le fond vert c’est un peu la même chose avec, entre eux, la carte météo de la TV. Il y a ces mots traînants et monocordes de Godard quand il décrit le travail sur un film: «Je vous ai peut-être un peu ennuyés, mais… Ça ne m’a pas gêné, je veux dire. C’est la création, on est à l’office et on est loin des maîtres. Et c’était déjà quelque chose». Il a raison, les expositions de Beauvais ou à Nogent ne sont pas aussi compliquées que je le raconte, mais le travail lui l’est davantage.

En 1995 Nicolas Bourriaud cite l’artiste Pierre Joseph: «Quand on fait la somme des événements, actions, anecdotes s’étant déroulés dans un lieu d’art, c’est sidérant. On peut piquer des bonbons, écraser les gens avec des plaques en acier. Tuer et empailler des animaux, exhiber de la cocaïne et jouer à la roulette russe. Jeter du sang sur les murs. Faire des graffitis, du vélo, du skateboard dans un lieu public sans être appréhendé.» Nicolas Bourriaud reprend alors la parole pour qualifier la pratique et l’expérience de l’art à travers des considérations spatiales. Après tout, il est plus intéressant de s’adresser à des visiteurs qu’à des spectateurs. Il n’y a pas de mal à considérer un lieu, les architectes le font bien. Plus loin, Bourriaud poursuit: «Englobé dans des dispositifs conviviaux qui contaminent les formes elles-mêmes, le «visiteur» se voit libre de prendre l’œuvre comme il l’entend; elle est disponible, à lui de l’être tout autant. Il est le «héros» qui doit évoluer dans un décor de signes».
C’est donc signé Bourriaud dans un ouvrage titré Pierre Joseph/Personnages à réactiver conçu graphiquement par M/M (Paris) pour le Frac Champagne-Ardenne. Cette idée que les œuvres et les visiteurs doivent équitablement se rendre disponibles me va. Je n’ai pas mieux à dire ou à redire. Le fait qu’il s’agisse d’une exposition de graphisme ne change rien à l’affaire: il doit s’agir «avant tout» d’une exposition.

Le même ouvrage, contient «Ta mère en short devant Prisu» un texte d’Éric Troncy introduit par les mots de Baudrillard: «Dans l’espace vide du désir, les places sont chères». Encore un lieu à hanter. Troncy parle aussi de la démarche de Pierre Joseph qui «avait décidé de contrarier la promenade du visiteur, en transformant radicalement certains passages permettant d’accéder d’une salle à l’autre en modifiant la constance du sol («Coma») ou réduisant la dimension des portes. Il avait également souhaité expérimenter le principe d’une œuvre qui prendrait en quelque sorte la forme d’un figurant et qu’il allait ensuite, et jusqu’à aujourd’hui, décliner sous le terme de «personnage vivant à réactiver».

Détail de l'exposition «Ne te retourne pas»

Détail de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

Troncy parle de «passage», une notion commune au lieu et à toutes sortes de dispositifs narratifs: film, texte… souvent, à tort sans doute, étrangère à la relation du graphiste à ce texte. À Nogent, après un pré-générique de quelques œuvres: Petit journal de la Salamandre, verso de pochettes de disques par Robial et Saville, affiche de Paul Elliman comme accrochée trop basse, figure, justement, un passage dans un passage: la première page de La Modification. Michel Butor y décrit non pas un lieu, mais la perception de ce lieu de passage (un wagon de chemin de fer) par un personnage pointé par le «vous» de politesse : au lecteur, au visiteur, de développer une pratique active. La page s’achève alors que Butor s’intéresse à vos yeux… C’est tout cela à la fois en même temps qu’une forme graphique modeste et ordinaire, une page de roman édité aussi bien au format club du livre qu’en 10/18.

 

T:     Tu sais que j’ai fait un selfie avec Michel Butor. On a même mangé une choucroute ensemble. Elle était pas mal.

 

É:     J’en ai mangé une chez les parents de Patrick, elle était excellente.

 

T:     Tu «accroches» le graphisme (affiches, programmes, pochettes etc.) : les objets occupent les murs, là où habituellement ils existent dans la ville ou peuvent être manipulés… — ça me fait penser à Demis Rousos, «on écrit sur les murs». La version de Kids United est mieux d’ailleurs. Les gosses du clip sont tous beaux, alors que c’est censé promouvoir le métissage et la tolérance — c’est une manière de les sanctifier, de les idéaliser?

 

É:     Dans l’exposition aussi ces objets et le public sont manipulés… Je ne crois pas qu’il faille sanctifier/sanctuariser, sûrement pas idéaliser. Dans tous les cas, je crois aux vertus de l’élégance, sur le fond comme sur la forme. Juste prendre ces objets pour ce qu’ils sont et les proposer. «On» raconte souvent que quand on expose le graphisme, il faut exposer son contexte avec lui. Là, il y a dans l’exposition des photos (par Aurélien Mole, sur des posters fait avec/par Syndicat) du lieu-même: l’espace d’exposition est le nouveau contexte en même temps que l’exposition se plie par l’absurde à cette règle absconse. Pour l’exposition de See Red Women’s Workshop, les cimaises étaient peintes aux couleurs de la cage d’escalier de Prue Stevenson: le choix d’un dispositif d’exposition vaut autant pour ce qu’il permet au regard que pour ce qu’il permet dans le travail en amont. Accrocher, c’est un basique avec ce qui va avec: tout est dans la façon dont on s’en sert. Tous les réglages sont possibles, pour Beauvais, avec Jean-Marc, nous avions réglé sur place les rapports d’espace entre chaque affiche, ce qui les relie entre elles et avec l’espace.

Choisir des objets recto verso c’est pouvoir les montrer à rebours ou en bégayant s’ils sont présentés deux fois (la pochette de Robial pour Center of the world apparaît six fois). On peut moduler des effets de ralenti et d’écho, jouer de la persistance.

Choisir des objets recto verso, c’est aussi choisir de n’en montrer qu’un pan, comme à pile ou face. Pile tu es une mécanique médiatique et informationnelle. Face, un dispositif conceptuel et formel. Ce qui active ces deux surfaces est perturbé. Mais ça ne tient que si ce n’est pas sérieux.

 

M:     Justement, les objets et les graphistes que tu choisis n’appartiennent pas vraiment à la nouvelle génération.

 

T:     La «nouvelle génération», ça sous-entend un peu que les autres sont déjà morts, qu’il n’y aurait de la place que pour une génération à la fois. ça me fait flipper.

 

É:     La plupart [de ces objets] appartient à leurs auteurs, ou à moi ou a été achetée sur ebay. Rien n’appartient à la nouvelle génération, elle n’en a ni les moyens, ni l’envie.

Plus sérieusement, il y avait l’idée de faire un album de reprises, comme de passer son tour. Puisque j’ai carte blanche, je préfère jouer un coup pour rien que de faire ma petite démo où j’aurais aligné les dernières tendances du moment (OK, c’est un brin cynique). Le fait d’avoir là des pièces parfois anciennes, distantes dans le temps, permet d’avoir de l’écho et du larsen.

 

M:     Ce que je voulais dire par là, c’est que même quand je lis le résumé de l’exposition «Des affiches de Pierre Bernard, Paul Elliman, Laurent Fétis, Graphic Thought Facility, Mevis & Van Deursen, M/M (Paris), ou Jan Van Toorn, des journaux de Grapus, des pochettes de disques par Loulou Picasso ou Peter Saville ou un film de Len Lye sont présentés.»

Ce sont quand même des travaux qui appartiennent aux années 80-90-2000. Enfin, comme ce ne sont pas forcément des formes par lesquelles j’ai appréhendé la discipline, elles étaient plutôt inédites pour moi.

Par ailleurs, je t’avoue que je suis toujours un peu dérangée à l’idée qu’on relie la «nouvelle génération» (même si, je te l’accorde, la formulation n’est peut-être pas très adroite) à la question de tendance…

 

T:     Tu es plus Sonic Youth que Drake, ça on le sait. Mais le dernier album de Drake est bien plus intéressant que celui de Kim Gordon.

 

É:     Le rock-n’roll devait être la dernière aventure du monde civilisé… J’aime bien Drake sur son canapé dans le clip de Rihanna. Je crois que ce qui m’intéresse c’est le contemporain plutôt que l’actuel. Si le dernier album de Kim Gordon n’est pas assez bon, écoutons les précédents. Chez Sonic Youth, il y a beaucoup à apprendre: élargir l’approche sonore de la musique jusqu’au bruit, travailler la dissonance, le jeu collectif… L’exposition c’est comme le live en musique. L’acoustique intervient comme un paramètre complémentaire et on sait qu’il ne s’agit plus de produire une interprétation au plus juste mais de produire le même son la meilleure énergie quitte à ce que ce soit plus brut. Ça n’empêche pas la précision.

Je ne pense pas que le contemporain soit un facteur générationnel et la meilleure façon de donner un peu d’épaisseur est de croiser ces générations. On peut aussi se dire que Len Lye avait une trentaine d’années quand il a réalisé son film, que Saville et Loulou n’étaient pas bien âgés quand ils ont signés les travaux qui sont dans l’exposition. Il faut dire aussi que l’exposition s’intéresse, sans nostalgie, à ce qui a basculé le XXe siècle dans le XXIe.

 

T:     Ce que je trouve intéressant, quand on regarde l’actuel, c’est qu’il valide. Il repousse les limites de travaux plus anciens. Balland valide Weingart. Pas toujours. Je parle seulement de ce qui m’intéresse du contemporain.  Je fais le tri bien-sûr.  L’actuel fait le tri de ce qui a été fait, de ce qui tient face au temps, ce qui vaut le coup d’être poursuivi. Alors OK, parfois il y a des pertes… Aujourd’hui je re-regarde Weingart, je lui retrouve de l’intérêt parce que j’y vois du Balland. J’aime cramer mon temps à  regarder les blogs. Que les images soient décontextualisées, que l’histoire côtoie l’actuel ne me dérange pas, au contraire. Je trouve que l’histoire, si elle est regardée seule, sans comparaison, a cette fâcheuse tendance à idéaliser. À donner raison à tout prix. Au fond, je préfère voir un Sol Lewitt à coté d’une paire de Nike, qu’une paire de Nike sur une sculpture qui ressemble à un Sol Lewitt sur une image de Ill studio. Mais j’aime beaucoup le terrain de baskets un peu Memphis dessiné par ces mêmes Ill, studieux.

 

É:     Accordons-nous sur le fait que l’actuel valide l’histoire, il ne l’invalide pas. Weingart et Ludovic Balland sont un bon exemple. J’ai pu travailler avec Ludovic à l’apparition de son travail dans une exposition intitulée «Pièces à conviction». Weingart, ne m’intéresse pas davantage sous prétexte qu’il a de l’ancienneté: c’est le travail même qui m’arrête.

Vue de l'exposition «Pièces à conviction»

Vue de l’exposition «Pièces à conviction»

Vue de l'exposition «Pièces à conviction»

Vue de l’exposition «Pièces à conviction»

 

Dans le projet initial de Ne te retourne pas, je souhaitais présenter deux affiches réalisées par Weingart pour une exposition d’affiches suisses. Il y a ce détail: l’image de la montagne, suisse par excellence, est en fait la photo d’un mouchoir. Il y a aussi un travail dans la trame-même de l’image.

J’ai fini par comprendre qu’elles n’avaient pas leur place dans l’exposition tandis qu’avec Sacha Léopold et François Havegeer nous entamions à notre tour un travail sur la trame: quatre posters recto verso réalisés à partir des photographies des espaces de la MABA par Aurélien Mole. Le projet de Weingart n’est pas à l’origine de ce projet (en fait plus ancien que l’exposition) mais il l’a enrichi. Il y a énormément à dire sur ces quatre posters. Sur leurs statuts (œuvre, décor, expérience, fond de tarte…). À eux seuls, ils vous déjouent sur la jeune génération et sur la domination de la commande (à moins qu’ils ne soient des objets de commandes).

 

T:     Peut-être que tu as besoin de recul sur les travaux plus récents, ou d’histoire?

 

É:     Avoir duré dans le temps donne aux objets graphiques une souplesse dans une exposition. On peut même les faire mentir. Cela n’aurait pas d’intérêt avec des projets plus récents. Avec eux et avec leurs auteurs, il s’agirait plutôt de travailler ensemble et, pour une fois, j’attends qu’on m’appelle.

Pour ce qui est de l’histoire, je ne pense pas que ça ait été le fil de ces expositions. Dans tous les cas il y a une sorte d’évidence. Dans leur majorité les objets que nous présentons n’avaient jamais été exposés auparavant. Pour certains, Internet et les livres n’en ont même pas trace. on peut dire que ces expositions sont une sorte de réparation salutaire si on veut s’attaquer au présent.

La nouvelle génération me va, par contre je déteste ce que l’on en fait. On sort du chapeau des gens qui sentent encore le lait. Tout est fait pour la prime à la fraîcheur au détriment des personnes qui sont ainsi mises en lumière. Ou alors faisons signer à tous étudiants, enseignants, écoles, institutions… un papier qui stipule que l’on a six ans études comprises pour être graphistes avant de passer à autre chose. Le talent n’a pas besoin de l’expérience c’est acquis.

 

T:     Je suis étonné d’entendre le mot talent dans ta bouche. Tu crois dans le talent? je crois dans l’intelligence et dans la ruse, la culture, mais le talent, c’est quoi exactement? David Carson parlait de talent, il avait plus une grande gueule qu’un grand talent. Et d’ailleurs c’est sa grande gueule qui a fait de lui ce qu’il est.

 

É:     Je suis certain que l’histoire changera encore une ou deux fois d’avis sur David Carson (pas moi, ce n’est pas mon objet). Tes mots sont plus justes que les miens, c’est simplement, que j’ai en tête un article qui, à propos de l’emploi des jeunes graphistes, disait que le manque d’expérience n’empêche pas le talent et que ceux qui ont de l’expérience doivent se poser la question de savoir s’ils ont encore du talent. Bref, «talent» n’est pas le bon mot. Je ne crois pas en grand chose, peut-être dans le «faire avec ce qu’on est» et puis dans ce bon vieux crossover d’Iverson.

 

T:     Tu montres le travail des autres, comme un graphiste montre en général le travail de quelqu’un d’autre. On fait de leur travail notre travail. C’est sûrement un peu pour ça que je trouve ces deux expositions réussies. Tu montres des choses précises de graphistes précis. Mais à la fin, c’est ton travail qui me reste le plus en tête.

 

É:     La comparaison avec le travail du graphiste me va: un travail dont il s’agit d’aménager les modalités pour, à partir d’éléments divers et ayant chacun leur valeur et leur identité, parvenir à les constituer dans un ensemble. Ces objets n’ont pas besoin de moi pour exister.

 

M:     Oui et non, à mesure qu’on déambule dans l’exposition, on prend conscience de l’ensemble, on remarque des liens formels, mais on a pas toutes les histoires, les anecdotes. Il y a quand même plusieurs niveaux de lecture dans tes expositions.

 

É:     La plupart sont des chausse-trappes. L’exposition n’implique pas d’avoir une culture contemporaine ou historique du graphisme. C’est plutôt une difficulté supplémentaire. Les uns verront un travail de Peter Saville là où d’autres retrouveront un album de Roxy Music. D’autres verront une image indépendamment de cette double parenté implique. Ce qui m’intéresse à cet endroit, par exemple, c’est le simple geste de faire tourner la photo autour du disque pour en modifier la perception par un effet de cadrage. Ensuite, il y a cette histoire de chapitres jamais énoncés et jamais dans l’ordre: les signes, la couleur, l’image et l’écriture, mais aussi les oiseaux, les personnes (l’enfance, la vieillesse, la richesse et la pauvreté, l’anonymat et le renom…).

Détail de l'exposition «Ne te retourne pas»

Détail de l’exposition «Ne te retourne pas», photo Jean-Marc Ballée

M:     Mais ces histoires, ces montages sont parfois de l’ordre du plaisir égoïste non? Se raconter des histoires à soi-même.

 

T:     Égoïste mais légitime.

 

É:     Je sais que le plaisir et l’égoïsme ne sont pas les vertus les mieux aimées actuellement par le design graphique tel qu’il se redéfinit aujourd’hui, mais je ne prétend pas à l’angélisme. Avec la mort de Dieu et L’Œuvre ouverte, on sait que si un travail permet à l’auteur de se raconter des histoires, alors c’est aussi valable pour celui qui œuvre à recevoir ce travail. Se raconter des images est une nécessité, plus par orgueil que par égoïsme.

 

M:     Oui je comprends, et au fond on le fait tous, mais d’après toi est-ce nécessaire de tout comprendre?

 

É:     La didactique contamine tout aujourd’hui à commencer par nos domaines: la transmission, l’édition ou la médiation quelqu’en soient leurs formes. Laisser penser que l’on peut tout comprendre dans une exposition c’est tragique et sot, précisément le fait de gens qui n’ont pas compris grand chose. Sous prétexte d’aller contre un hermétisme, c’est une manière efficace d’infantiliser les personnes. Le problème n’est pas tant le cube blanc ou le fond vert mais cette propension à tout aseptiser jusqu’à ce qu’une exposition soit un lieu sans danger, où rien ne puisse arriver.

 

T:     Mais sinon, cette expo n’est-elle pas aussi un manifeste post-chaumont pour toi?

 

É:     C’est à Chaumont de produire un manifeste post-Hervy.

Beauregard