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Fontes de fonte: regards de typographe sur des regards de chaussée

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Tout graphiste succombe, un jour ou l’autre, Ă  l’envie de faire un «safari typographique». Le plus souvent le nez en l’air, il peut aussi, parfois, trouver quelques perles Ă  mĂȘme le sol, Ă  ses pieds.
Les regards de chaussĂ©e, plus communĂ©ment appelĂ©s plaques d’égout, sont ces lourdes trappes de fonte (une cinquantaine de kilos), parfois incrustĂ©es de bĂ©ton, qui ornent nos routes et trottoirs tout en livrant un accĂšs restreint Ă  divers rĂ©seaux souterrains.
Elles sont gĂ©nĂ©ralement rondes, la forme la plus efficace pour Ă©viter aux Ă©goutiers de se faire assommer. Mais on en trouve aussi des carrĂ©es et, Ă  Nashua (New Hampshire, USA), des triangulaires. Ce type de petites anecdotes fait le bonheur des collectionneurs, non pas des plaques elles-mĂȘmes (leur poids est rĂ©dhibitoire, quoique)1 , mais de leurs images photographiques. Contrairement aux cervalobĂ©lophiles2 , Ă©sitĂ©rophiles3 , magopinaciophiles4 ou tyrosĂ©miophiles5 – des collectionites touchant parfois les graphistes – les amateurs de regards de chaussĂ©e n’ont pas de nom. Pour y remĂ©dier, je propose – optant comme il se doit pour une Ă©tymologie grecque – le terme d’anthropocalypsophotophiles6 .

Les blogs et sites de ces amateurs de «belle fonte»7 se concentrent sur les formes et motifs – parfois magnifiques – des plaques, mais aucun ne semble avoir prĂȘtĂ© plus d’attention que cela aux textes dont elles sont ornĂ©es. Les formes typographiques passant Ă©tait mises de cĂŽtĂ©, relĂ©guĂ©es derriĂšre les formes graphiques.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

TrÚs beau motif géométrique à Albi

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Inspiration «fin de siÚcle» pour cette plaque parisienne.

Source: Nonpareille.net.

À GenĂšve, on peut sans vergogne fouler au pied «justice et police».

Il est assez difficile de dater ces plaques. Le niveau d’usure peut-ĂȘtre un indicateur, mais les matĂ©riaux dont elles sont faites (fer, fonte), ne permettent guĂšre une grande prĂ©cision. L’épaississement «mĂ©canique» des lettrages leur donne cependant des formes  trĂšs attractives qui, parfois, deviennent des indices permettant de les dater.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Plaque parisienne trÚs usée.

Source: traque-aux-plaques, photo «Think».

Un superbe contraste entre la finesse du motif central et l’épaisseur du caractĂšre de texte, devenu presque «rounded» Ă  force d’usure.

Les vicissitudes de l’histoire laissent des traces, y compris sur des objets aussi banals. C’est le cas, par exemple, de cette trĂšs wilhelminienne plaque strasbourgeoise, fabriquĂ©e par la fonderie HalbergerhĂŒtte, installĂ©e Ă  SaarbrĂŒcken et Ludwigshafen. On peut donc sans trop de risque la dater de la pĂ©riode allemande de la ville (1871-1918). Toutefois, la mention «& Cie»8 est typiquement française. Peut-ĂȘtre faudrait-il y voir une discrĂšte rĂ©sistance Ă  la germanisation?

Source: Nonpareille.net.

Le texte Ă©tant inscrit sur un arrondi, les lettres sont dĂ©formĂ©es. Les superbes «C» adoptent une sorte d’empattement supĂ©rieur pour combler le «vide» qui en rĂ©sulte.

NĂ©s au XIXe siĂšcle, les regards de chaussĂ©s les plus anciens adoptent les formes typographiques de ce temps: didones et mĂ©canes. Mais, peut-ĂȘtre parce que – trop anciennes – elles ont Ă©tĂ© remplacĂ©es, l’énorme majoritĂ© des plaque adopte la forme plus moderne des linĂ©ales.

De nos jours, les plaques sont conçuent sur Ă©cran; ça se voit, et c’est plutĂŽt laid: police numĂ©riques peu adaptĂ©es (un mĂ©lange de Gill et d’Antique Olive), formes cursives trop serrĂ©es pour ĂȘtre lisibles une fois coulĂ©es dans le bĂ©ton: le design d’une bouche d’égout n’est, a priori, pas la prioritĂ© des entreprises de BTP.

Source: Nonpareille.net.

Plaque du réseau téléphonique, Bilbao.

Source: Nonpareille.net.

Plaque du réseau téléphonique, Bilbao.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Une didone usĂ©e jusqu’à la corde, Ă  Agen.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

MĂ©lange de caractĂšre «italienne» carnavalesque et d’une linĂ©ale gĂ©omĂ©trique Ă©troite sur ce regard de SolliĂšs-Pont (Var).

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Le grand classique des plaques d’égout françaises, fabriquĂ© par la sociĂ©tĂ© Saint-Gobain dans la ville de Pont-Ă -Mousson, entre Metz et Nancy. Ici, une grotesque aux «S» brutaux.

Source: Nonpareille.net.

Équivalent du «Pont-Ă -Mousson» français, les plaques «Von Roll» suisses, avec des diffĂ©rents lieux de productions, ici l’usine des Rondez (DelĂ©mont). Belle linĂ©ale maigre et lĂ©gĂšrement extended.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Magnifique exemple de grotesque du XIXe siĂšcle, Ă  LabruguiĂšre (Tarn).

Source: Nonpareille.net

Esprit similaire pour ce «a» bas de casse milanais.

Source: traque-aux-plaques, photo «Titan».

Un modÚle plus étroit et déjà géométrisant, en Hongrie.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Cette plaque de Marne-La-VallĂ©e (Disneyland Paris?) serait-elle d’importation amĂ©ricaine?

Peut-ĂȘtre pour des raisons techniques liĂ©es aux modes de fabrication des usines et hauts fourneaux, de trĂšs nombreuses plaques comportent des caractĂšres gĂ©omĂ©triques, sans courbes. Difficile de dire qui les a dessinĂ©es. Il pourrait s’agir d’ingĂ©nieurs, certaines formes faisant penser aux modĂšles gĂ©omĂ©triques rationnels fournis aux architectes pour le lĂ©gendage de leurs plans. Par ailleurs, Le Corbusier a dessinĂ© en 1951 des plaques pour la ville de Chandigarh, qui reproduisent le plan-mĂȘme de la ville.

Plaques de la ville de Chandigarh, Inde.

Il est peu probable que les fonderies de plaques aient fait appel Ă  des graphistes. Le nombre de modĂšles n’étant pas excessivement nombreux (bien que chaque ville ait souvent son propre dessin), on peut Ă©galement douter que ces entreprises aient un «designer de plaques» rĂ©sidant Ă  demeure. Le mystĂšre demeure. Toujours est-il que certains lettrages sont magnifiques.

Source: Nonpareille.net.

Lettrage géométrique à Dublin.

Source: Corentin N.

La lettre réduite au strict minimum.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Une plaque de station essence, marquĂ©e du nom de l’entreprise.

Source: Nonpareille.net.

Effet de perspective.

Source: Nonpareille.net.

Un modÚle courant en France, avec des pleins situés systématiquement sur la gauche (y compris dans le «A»). Les «O», «U» et «G» semblent lestés par une horizontale inférieur un peu plus grasse. Le «K», rare en français, est plus hésitant dans son tracé.

Source: Nonpareille.net.

Le mĂȘme modĂšle en train de surfer sur une vague. Que signifie «GS»?

Source: Nonpareille.net.

Un modùle trùs proche repris pour le logo de l’utilitaire Bipper, chez Peugeot.

Si la disposition du texte sur certaines plaques se montre parfois audacieuse, d’autres revendiquent fiĂšrement un style typographique. Notamment une sĂ©rie de plaques commĂ©moratives des «24h du Mans», au Mans justement, oĂč les noms de cĂ©lĂšbres pilotes automobiles sont inscrits dans un fascinant lettrage Art DĂ©co.

Source: traque-aux-plaques, photo «Elisabeth R.».

Source: traque-aux-plaques, photo «Elisabeth R.».

Source: traque-aux-plaques, photo «Elisabeth R.».

Source: traque-aux-plaques, photo «Elisabeth R.».

LĂ -aussi peut-ĂȘtre pour des raisons techniques, les lettres Ă  empattements sont rares. De nombreuses plaques romaines reprennent la devise SPQR (Senatus Populusque Romanus, «Le sĂ©nat et le peuple romain») dans un graphisme qu’on verrait bien figurer au catalogue de la fonderie turinoise Nebiolo Ă  la fin du XIXe siĂšcle. La nĂ©cessitĂ© de faire tenir la formule dans un cadre rectangulaire a rĂ©duit la queue du «Q» Ă  un minuscule ergot. Ailleurs dans Rome, une variante malhabile marque les plaques de l’«EUR» (Esposizione Universale di Roma, amĂ©nagement d’un quartier de Rome proposĂ© par le gouverneur de la ville, Giuseppe Bottai, dans les annĂ©es 1930). Cette ville nouvelle Ce quartier idĂ©al, voulu par l’État fasciste pour cĂ©lĂ©brer les vingt ans du pouvoir mussolinien, imite – avec faste et modernitĂ© – les splendeurs de la Rome antique, tout en en reprenant certains traits graphiques, comme le «V» utilisĂ© Ă  la place du «U» (cette derniĂšre lettre Ă©tait inconnue des romains de l’AntiquitĂ©). La mĂȘme citation se retrouve dans des plaques plus modernes, dans une linĂ©ale franche et, dĂ©sormais, intemporelle.

Source: nonpareille.net

Source: nonpareille.net

Source: nonpareille.net

Les lettres sont frĂ©quemment inscrites dans des cadres, qui permettent permettant ainsi de les isoler d’un fond criblĂ©, apte Ă  Ă©viter les glissades. Comme la majoritĂ© des plaques sont rondes, les cadres le deviennent souvent. L’occasion se prĂ©sente alors de tester des assemblages de lettres plus ou moins rĂ©ussi, contournant parfois l’obstacle d’une maniĂšre assez amusante.

Source: nonpareille.net

ACEA: Azienda Comunale Energia e Ambiente.

Source: Nonpareille.net

Plaque carrée mais cadre arrondi pour le texte. STIPEL abrÚge Società Telefonica Interregionale Piemontese E Lombarda.

Source: Istvan.gs.

Comment concilier le trou central – indispensable pour soulever la plaque – et un mot de trois lettres? Une charmante solution venue de Hongrie.

À ces petits jeux d’adaptation et d’occupation de l’espace circulaire, la palme de l’ingĂ©niositĂ© graphique revient – encore – aux Japonais, qui ornent leurs plaques d’égouts de motifs complexes, floraux, champĂȘtres, et parfois mĂȘme en couleur!

Source: Partiraujapon.com.

Source: Partiraujapon.com.

Institution bien hexagonale, les PTT («Postes, Télégraphes et Téléphones», pour les plus jeunes), avec leur acronyme de trois lettres capitales, ont développé quantité de lettrages trÚs efficaces pour marquer les plaques donnant accÚs au réseau téléphonique français.

Source: Nonpareille.net.

Source: traque-aux-plaques, photo «Boxit».

Le sigle «PT» (Postes et TĂ©lĂ©graphes) date de 1881. Le second «T» n’est ajoutĂ© qu’en 1921. Arrondies sans autre raison qu’esthĂ©tique, ces lettres niçoises ont un petit air rĂ©tro de lettrage japonisant façon Auriol.

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Source: traque-aux-plaques, photo «Libby».

Sur la CĂŽte d’Azur, un sigle apparaĂźt comme nonchalamment griffĂ© dans le bĂ©ton.

L’hyperdesign urbain, qui passe chaque Ă©lĂ©ment architectural des villes europĂ©ennes Ă  la moulinette des urbanistes, paysagistes et concepteurs lumiĂšres9 ne semble pas encore s’ĂȘtre intĂ©ressĂ© aux modestes regards de chaussĂ©e. Tant mieux, assurĂ©ment, pour le graphiste adepte des «safaris typographiques». Mais attention, les choses pourraient changer, François Hollande semble vouloir se pencher sur la question, en personne


Le président de la République aurait été avisé de faire deux pas de plus pour se recueillir devant le cercueil de Stéphane Hessel


  1. Des vols ont Ă©tĂ© commis dans toute la France. Le 22 avril 2013, La Montagne s’émeut de plaques volĂ©es en Auvergne. En fin d’annĂ©e, c’est ce sont les PyrĂ©nĂ©es-Orientales qui sont touchĂ©es, selon les indications du Midi Libre du 13 novembre 2013. L’affaire prend une ampleur nationale avec sa reprise par Le Figaro du lendemain, puis par le journal tĂ©lĂ©visĂ© de TF1, quelques jours aprĂšs. En 2014, le journal 20 Minutes nous apprend de son ton mesurĂ© que ces plaques n’ont peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© dĂ©robĂ©es dans le seul but de dĂ©corer un loft de d’esthĂšte post-moderne
 []
  2. Collectionneurs de sous-bocks de biĂšre. []
  3. Collectionneurs de titres de transport. []
  4. Collectionneurs des petits flyers publicitaires des marabouts et autre guérisseurs. []
  5. Collectionneurs d’étiquettes de fromage. []
  6. Les hellĂ©nophones me pardonneront d’avoir bricolĂ© le terme Ă  partir d’anthropothyrida kalypsi (plaque d’égout). On peut remarquer qu’en grec la plaque d’égout est «celle qui dissimule» (kalypsi) le «trou pour homme» (anthropothyrida). L’anglais parle aussi de «trou d’homme» (manhole) – sous-entendu «le trou par lequel passe un ĂȘtre humain». Une formulation un brin brutale pour des oreilles françaises, habituĂ©s Ă  n’ĂȘtre pas gĂȘnĂ©es par l’ombre malvenue de l’«égoutier». []
  7. Je ne citerai que quelques sites majeurs: Manhole-covers.net, Sewers of the World ou Istvan.gs sont des bons points de dĂ©part. Le site français Traque-aux-plaques, sur lequel j’ai piochĂ© un certain nombre d’images pour illustrer mon propos, n’est plus alimentĂ© depuis «plusieurs annĂ©es», ses auteurs se consacrant dĂ©sormais Ă  une «coalition anti-vivisection» (?!). Je les remercie en passant de m’avoir fourni tant de matĂ©riaux intĂ©ressants. []
  8. À lire bien sĂ»r «et compagnie», et non «et scie». Oui j’ai dĂ©jĂ  entendu ça! []
  9. Versions contemporaines à forte plus-value médiatique des architectes, jardiniers et éclairagistes. []

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