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Jâavoue ĂȘtre surpris, depuis quelque temps, par cette façon quâont un certain nombre de graphistes nĂ©o-fonctionnalistes de se rĂ©clamer de la caution punk. Quand je parle de nouveau fonctionnalisme et je pourrais parler de nĂ©o-modernisme, je veux Ă©voquer le sens repĂ©rĂ© historiquement dâune Ă©conomie de la forme et de la subjectivitĂ© qui favorise en quelque sorte le « gute » signe et sa lisibilitĂ©.
Ainsi, tel studio français se dĂ©nomme-t-il explicitement Hey ho en rapport avec le cri de ralliement poussĂ© par les faux-frĂšres Ramones et qui scande leur tambour de guerre poĂ©tiquement appelĂ© Blitzgriek bop, mais nâen pratique pas moins un amour de la sobriĂ©tĂ© toute jansĂ©niste du signe. Ainsi, les hollandais dâExperimental Jet Set arborent-ils une passion invĂ©tĂ©rĂ©e envers les Cramps, Pixies et autres Specials (lire lâarticle Ă ce sujet du Walker) tout en se situant aux avant-postes dâune sorte de retour Ă lâordre de la tradition objective et retenue du signe fort et de la forme concise.
Ăvidemment, cet amour de la brutalitĂ© du signe et ce rejet des sĂ©ductions de lâimage peuvent renvoyer au dĂ©nuement radical dâune musique simpliste fondĂ©e sur trois accords, trois instruments et le dĂ©ni de tout effet virtuose. Pas de solo, format court, couplet-refrainâŠ
Certainement, cette forme apparemment rigoriste sâaccompagne en sous-main de certains effets « dĂ©tonnants », dâune distanciation relevant dâune rhĂ©torique populaire et drolatique. On connaĂźt la passion des tee-shirts Ă©numĂ©ratifs idiots qui firent la gloire du collectif hollandais, son sens de lâhumour et de la dĂ©rision. On connaĂźt la sensibilitĂ© de Julien Hourcade & Thomas Petitjean pour ce quâon appela longtemps contre-culture : les gimmicks rock, la BD, le graffiti, le slogan politique⊠Ce vocabulaire de rĂ©sistance qui sâexprima par exemple lors de lâexposition quâils proposĂšrent avec Pierre Hourquet Ă la galerie Lazy Dog.
AssurĂ©ment les formes sâusent. Plus de trente ans aprĂšs son apparition, lâattirail punk fait lâeffet dâun costume vide de sens. Ă lâheure du recyclage gĂ©nĂ©ralisĂ© des formes historiques et Ă un moment oĂč les charmes de lâimage et du maximalisme dĂ©goulinant sâĂ©puisent, pourquoi ne pas sâaffubler de ce genre de masque de carnaval pour cĂ©lĂ©brer la rigueur et lâefficacitĂ© de la forme ?
Je comprends dâautre part quâon puisse se rĂ©clamer dâun mouvement ou subir une influence tout en se dĂ©marquant de certaines de ses naĂŻvetĂ©s et par exemple de son romantisme niais et forcené⊠Comme lâa dit je ne sais plus oĂč, Pierre Huyghe, lui mĂȘme un temps assez punky, on est sortis du temps de lâunivocitĂ© du premier degrĂ©. Jâai dĂ©jĂ commis, au sujet des truculents PleaseLetMeDesign, lâoxymore du fonctionnalisme funâŠ
Je comprends enfin quâon puisse observer, par une posture (ou une imposture) qui doit pas mal Ă lâhĂ©ritage punk, un nihilisme de la nĂ©gaffirmation façon Stefan Bruggemann. Une critique de la possibilitĂ© de faire forme au delĂ des Ă©noncĂ©s de la langue, de la typographie et des mots. Un langage conceptuel presque abstrait et consubstantiel Ă la pensĂ©e et au rĂ©el⊠No, No content, No end⊠pourquoi pas : No funâŠ
Mais force est de constater quâon est, dans les pratiques des parisiens comme des nĂ©erlandais, assez loin de lâesthĂ©tique libertaire du rebut. De cette « BeautĂ© transgressive », dâabord prĂŽnĂ©e par Georges Bataille, avant dâĂȘtre popularisĂ©e dans des milieux moins autorisĂ©s et savants par Johnny le pourri, Sid le vicieux, les Poux ou la pochette dĂ©gueulis des DamnĂ©s⊠On est loin de la scĂšne primitive urgente, nihiliste, destructrice et proprement anti-moderne de Dada qui inspira Jamie Reid et sa stratĂ©gie du dĂ©tournement situationniste et du photomontage poppy.
Entendons nous bien : il ne sâagit pas pour moi de critiquer un travail cĂ©lĂ©brĂ© partout Ă juste titre. Je participe volontiers, sincĂšrement et sans la moindre ironie au chĆur laudatif qui entoure le travail dâHey ho ou dâExperimental Jet Set. Sans doute aurais-je du multiplier les exemples⊠Je constate simplement, signe des temps, quâaujourdâhui le discours qui se revendique de la rĂ©bellion est un discours apparemment policĂ©âŠ
L’article en intĂ©gralitĂ© (mais en anglais)
http://www.experimentaljetset.nl/archive/documents.html
je me rĂ©jouis de la qualitĂ© des Ă©changes des commentaires de ce blog toujours drĂŽles et/ou constructifs. Pour avancer sur le dĂ©bat autour de la question de la forme dâun graphisme se rĂ©clamant de la /rĂ©sistance/ contre-culturelle aujourdâhui, je citerai le trĂšs sympathique et intĂ©ressant Danny van den Dungen lui-mĂȘme. Dans Helvetica, le documentaire (http://www.helveticafilm.com/clips.html#), le co-fondateur dâExperimental Jet set se rĂ©clame effectivement de la subversion du modernisme, selon lui toujours active⊠il distingue deux modernismes. Un modernisme tardif « fonctionnaliste et luthĂ©rien » qui façonne lâimage de la modernitĂ© aujourdâhui, et un premier, celui des avant gardes, transgressif et rĂ©volutionnaire. Câest cet Ă©lan initial quâil articule Ă la fascination des membres du collectif vis-Ă -vis de lâexpressivitĂ© de la « sous » ou « contre » culture des mouvement post-punk comme la new wave, le hard-coreâŠ. Il explique combien cette influence façonne leur travail mais, et câest lĂ peut-ĂȘtre que surgit mon Ă©tonnement, sans que cela se voit⊠« When people now look at our work, they cannot see that influences anymore but itâs still there ».
Câest prĂ©cisĂ©ment cette tension qui mâa frappĂ© entre une revendication des avant gardes transgressives (il cite dada, le futurisme, le surrĂ©alisme) et un usage des formes peut ĂȘtre assagies du modernisme tardif, tout motivĂ© par son adĂ©quation bien huilĂ©e au fonctionnement industriel internationalisĂ©. Tout concentrĂ© comme ce fut le cas dâHoffman et Midienger Ă dĂ©livrer la forme de lâHelvetica de tous les « accidents » de la grotesque dĂ©but de siĂšcleâŠ
Peut ĂȘtre est-ce lâeffet du tout possible de la post-modernitĂ© soi-disant dĂ©nuĂ©e de centre et dâidĂ©ologie. Peut ĂȘtre simplement une affaire de gĂ©nĂ©ration, chaque groupe culturel articulant en partie arbitrairement, mais aussi par logique dâopposition Ă la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente, certaines formes Ă certains contenus⊠Ainsi la typographie « New wave » a-t-elle tentĂ© dâen dĂ©coudre avec la forme jugĂ©e vide du style international. Ainsi, les jeunes studios, comme notre trio hollandais, vont chercher ailleurs et y compris dans la rĂ©fĂ©rence du modernisme tardifâŠ
Dans lâexcellent Marie Louise n°2 de 2006 (http://www.fsept.net/edML.htm) que jâaurais dĂ» lire avec plus dâattention, le studio hollandais revendique dâabord lâinfluence thĂ©orique de Guy Debord. Celui qui a montrĂ© que /la contestation du spectacle devenait le spectacle de la contestation/ les aurait conduit Ă ce refus des sĂ©ductions jugĂ©es aliĂ©nantes des images et de la pulsion scopique. Ensuite le trio renvoie Ă la rĂ©fĂ©rence qualifiĂ©e de « punk minimaliste », et qui me paraĂźt plutĂŽt conceptuello-pop Ă la John Baldessari, de Richard Prince (http://www.richardprinceart.com/painting_untitledjokes.html). Nottamment ses /Joke paintings/, genres de statements drolatiques en helvetica, ou ses sĂ©ries de photos typologiques de bikers sont dĂ©crites comme une « bouffĂ©e dâair Ă une Ă©poque [celle de leurs Ă©tudes] oĂč, dans le graphisme, il nây en avait que pour les compositions Ă plusieurs niveaux, les typographies techno ou grunge, et les mises en page surchargĂ©es ».
Peut ĂȘtre enfin, et câest sans doute mon cĂŽtĂ© vieux con rĂ©actionnaire, Olivier Cena du Sud Morvan qui resurgit, que ce retour Ă lâordre des apparences du modernisme tardif peut aussi relever du formidable climat de pensĂ©e unique, sĂ©curitaire et policĂ©e qui rĂšgne depuis quelque temps et qui nâautoriserait, et y compris dans les champs qui se rĂ©clament de lâalternative, quâune /tension cachĂ©e/âŠ
Je pense que ce drapeau essaye de montrer que, malgrĂ© l’apparence froide du modernisme, son fond et sa portĂ©e profonde sont tout aussi gĂ©nĂ©reux et « playful » que la musique punk et rock en gĂ©nĂ©ral (dans son jeu des rĂ©fĂ©rences et dans son rapport Ă l’auteur, par exemple). Le geste tente d’inclure une dĂ©marche musicale dans le mouvement moderniste plus qu’il ne cherche Ă exacerber un contraste entre les deux. En ce sens, les t-shirts Ă©taient peut-ĂȘtre plus justes, et la force de l’oxymore du drapeau en floue peut-ĂȘtre l’interprĂ©tation. Du moins, c’est ce que je retiens de leurs nombreux propos Ă©crits sur le sujet. Ce qui est finalement le plus intĂ©ressant dans ce discours, c’est l’argumentation selon laquelle des aspirations similaires auraient amenĂ©es des esthĂ©tiques trĂšs diffĂ©rentes dans les deux disciplines. La similitude et les inspirations se limitant ici aux idĂ©es ou aux procĂ©dĂ©s et non Ă la forme, raccourci que j’Ă©viterais.
Pour formuler les choses plus directement, on pourrait croire Ă votre analyse que les Experimental Jetset cherchent Ă dĂ©crire graphiquement, dans l’ensemble de leur travail, le mouvement punk, ce qui n’est pas du tout le cas. Ils n’ont jamais prĂ©tendu appartenir Ă , ou nourrir le *mouvement* punk. Ils disent s’inspirer de – ou plutĂŽt s’identifier Ă – la musique rock et non au graphisme qui accompagne le mouvement (ni plus de la photographie punk, d’ailleurs) – qu’il vaut mieux ici considĂ©rer sĂ©parĂ©ment.
Au passage, notons que les Experimental Jetset se dĂ©fendent avec vĂ©hĂ©mence de toute forme d’ironie (post-moderne). J’hĂ©siterais donc Ă leur attribuer un goĂ»t de la dĂ©rision, ou en tout cas de donner une intention de dĂ©rision Ă leurs « calembourismes ».
Pour conclure, je ne pense donc pas qu’ils expriment une appartenance Ă une « anti-modernitĂ© irrĂ©solue et destructive ». Ils semblent au contraire souvent faire preuve d’une foie dĂ©terminĂ©e dans un modernisme constructif dont ils cherchent Ă briser les a priori et Ă Ă©largir la dĂ©finition.
Juste pour rappeler que « Experimental Jet Set Trash and no Star » est le titre d’un album de Sonic Youth (1994), ces Ă©ternels jeunes New Yorkais ayant eux-mĂȘme toujours revendiquĂ© leur ascendance punk (et leur amour de Brigitte Fontaine). La pochette et le livret Ă©voquaient d’ailleurs les codes graphiques de leurs aĂŻeux.
Les gĂ©nĂ©rations se suivent, etc…
Il me semble que le graphisme « punk » des sex pisotls rĂ©alisĂ© par Jamie Reid n’est ni plus ni moins qu’une commande de leur manager/producteur Malcolm McLaren pour vendre des disques et surtout des produits dĂ©rivĂ©s. Ni plus ni moins que du business. Le style des jetset est pour moi plus radical et plus efficace.
SĂ©bastien me renvoie avec beaucoup dâĂ propos Ă la confĂ©rence dâExperimental Jetset donnĂ©e au Walker Art Center : http://channel.walkerart.org/enlarge_qt.wac?id=12696
Pour ceux qui comprennent lâanglais avec fort accent nĂ©erlandais doncâŠ
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Merci pour ce commentaire lumineux.
Je demeure pour autant Ă©tonnĂ© par lâĂ©cart et le lien posĂ© entre ces modernismes. Vous avez raison de souligner que la modernitĂ© est une façon de renouer avec une certaine scĂšne primordiale. Mais il y a au moins deux modernitĂ©s. Une modernitĂ© constructive et tendue vers une destinĂ©e et une anti-modernitĂ© irrĂ©solue et destructive qui est comme son pendant et sa caution. C’est de cette derniĂšre que me semblent relever les rĂ©fĂ©rences musicales que revendiquent nos amis hollandais et parisiens alors que leurs rĂ©fĂ©rences plasticiennes me semblent plutĂŽt liĂ©es Ă la premiĂšre tendance. Câest humblement cette tension esthĂ©tique que je voulais relever fut-elle post-moderne. Il est vrai quâon est pas Ă une oxymore prĂšs dans ce milieu dĂ©pourvu de centre et de direction quâest la post-modernitĂ© (ou la sur-modernitĂ©), et que câest peut ĂȘtre aussi cela qui est intĂ©ressant, ou bien lĂ©nifiantâŠ
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N’est ce pas dans le modernisme artistique que s’exprime la contradiction selon laquelle le barbarisme des temps prĂ©-civilisationel n’est pas en opposition Ă la sociĂ©tĂ© moderne et rationnel mais est en fait son mythe fondateur. âL’un des traits fondamentaux du modernisme artistique consiste Ă discerner dans le processus mĂȘme de la modernisation, dans sa violence, le retour des modĂšles mythiques et barbares d’avant la civilisationâ*
La drapeau qui trĂŽne dans le studio des Experimental Jetset n’est pas un commentaire ironique ou mĂȘme satirique sur la vacuitĂ© du modernisme Ă l’Ă©poque postmoderne, il signale que le modernisme est lui mĂȘme porteur des valeurs transgressives qu’il tente a dissimuler ou plus justement a rĂ©primer.
La dĂ©finition du postmodernisme artistique est peut-ĂȘtre cette capacitĂ© a reconnaĂźtre que le barbarisme est inhĂ©rent Ă la sociĂ©tĂ© moderne ou que le bourgeois est un punk qui s’ignore.
* Slavoj Zizek (Vous avez dit totalitarisme?)