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Multiple bind

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Joost Grootens, I swear I use no art at all, 2010

Jacques Derrida a utilisé la métaphore typographique du double bind pour caractériser la condition contrariée du traducteur qui est un des noms du graphiste1.

To bind signifie en anglais « contraindre Â» ou plutĂ´t « relier Â». Cette double contrainte qui caractĂ©riserait la situation de l’interprète, Derrida l’emprunte Ă  des psychologues et des psychanalystes.
 

Derrida tire notamment cette métaphore de Gregory Bateson2 qui a mis en évidence l’existence d’injonctions paradoxales, de demandes contradictoires de la part des parents qui peuvent enfermer leur enfant dans les pathologies de la schizophrénie.3

Derrida en appelle Ă©galement Ă  la leçon mĂ©diologique avant la lettre du wunderblock de Freud. Dans « Notes sur le bloc-notes magique Â», en comparant les performances de dispositifs techniques usuels de mĂ©morisation – la feuille de papier dĂ©finitivement annotĂ©e et l’ardoise rĂ©-inscriptible â€“ Sigmund Freud met en relief une dimension contradictoire de la mĂ©moire elle-mĂŞme. Cette permanence que l’on peut appeler strictement mĂ©moire, cette rĂ©pĂ©tition du mĂŞme, cette « trace Â» dans le vocabulaire de Derrida, est contradictoire avec cette autre capacitĂ© enjointe Ă  la mĂ©moire : sa capacitĂ© d’accueil de la nouveautĂ©, de l’altĂ©ritĂ©. La condition d’un renouvellement de la mĂ©moire, d’une mĂ©moire jeune, d’une interpolation des temps de la mĂ©moire, oblige Ă  l’effacement des signes, au palimpseste ou au renouvellement du support4.

« Il faut que la surface rĂ©ceptrice soit renouvelĂ©e ou que la notation soit anĂ©antie. Â»5

Du wunderblock à la métaphore toujours graphique du rapport du signifié au signifiant comme recto-verso d’une même feuille6 , il n’y a qu’un pas à faire de cette écriture contrariée de la mémoire à la définition contradictoire de l’écriture elle-même. L’écriture est cette trace prise dans la double contrainte de ses moyens et de ses fins. Pour transmettre la nouveauté proprement disruptive de l’invention, de la pensée, de ce que Claude Shannon appelle l’information, confondue avec la notion d’incertitude7, l’écriture doit passer par la répétition des techniques de l’expression, par la redondance nécessaire des systèmes des langues et des supports.

Il n’y a qu’un nouveau pas à faire de cette expression contradictoire de l’écriture, de ce trait toujours retraité, toujours en retrait, à la figure impossible du traducteur. Cette approche phénoménale et sémiotique de l’écriture et de la pensée pose la place du traducteur dans le nœud d’une mission impossible. Le traducteur doit signifier alors que la transitivité est une exception de la communication. Le traducteur doit passer d’une langue à l’autre, d’un système de pensée à l’autre, d’une médium à l’autre, d’une place publique à l’autre, alors que chacun est enfermé dans les cercles de ses représentations, alors que l’information véritable est incompréhensible.

Si la cure psychanalytique ou le traitement psychologique peuvent viser à déconstruire l’écheveau d’un réel marqué par des contradictions symboliques insoutenables, à sortir le patient de la contrariété, les tensions à l’œuvre dans l’écriture et le travail herméneutique peuvent apparaître comme des chances esthétiques. Le patient c’est celui qui souffre mais c’est aussi celui qui ressent.

Jacques Cohen pouvait parler, il y a quelques annĂ©es Ă  l’universitĂ© Paris I, pour dĂ©crire les mĂ©canismes Ă  l’œuvre dans une proposition artistique de « balancement bipolaire sans spĂ©cialitĂ© Â» sans tout-Ă -fait inscrire la production seulement dans sa dimension pathologique. Cette expression Ă©quivalait pour moi Ă  une qualification de la plasticitĂ© : il y avait dans l’objet proposĂ© – une image, une installation, un livre, un poster, un dessin de caractères pourquoi pas â€“ un rĂ©gime des tensions capable de le faire entrer en mouvement, comme une sorte de machine.

On ne pouvait alors s’empĂŞcher de penser aux oxymores des dĂ©finitions esthĂ©tiques d’AndrĂ© Breton. Ă€ cette beautĂ© convulsive qui se dĂ©cline en « Ă©rotique-voilĂ©e, explosante-fixe Â», ou « magique-circonstancielle Â»8.

J’ai aussi à l’esprit la théorie esthétique de Theodor Adorno et cette œuvre qui n’est authentique que parce qu’elle parvient à proposer tout en dénonçant dans le même temps cette impossibilité9. Double bind. Je pense à l’incroyable machine à mouvement perpétuel de Paul Scheerbart actionnée par la simple contradiction d’un maintien musculaire et d’un effet de gravité. Je pense à ces machines auto-destructives de Jean Tinguely ou à la machine paradoxale de Claude Shannon dont la seule action est de s’éteindre.

J’ai en tĂŞte Alexander Dorner et l’idĂ©e de tension Ă©lectrique qui fonde son approche du musĂ©e comme kraftwerk – centrale Ă©lectrique â€“ dans les annĂ©es 20. J’ai l’idĂ©e de son ami LászlĂł Moholy-Nagy, de cette Lichtrequisit einer elektrischen BĂĽhne, cette machine lumineuse sponsorisĂ©e par les usines Ă©lectriques AEG de Berlin qui produira l’incroyable Ă©criture de lumière typographique du film Lichtspiel schwarz-weiss-grau. Je pense Ă  ces pĂ´les et Ă  ces potentiels contradictoires qu’on connecte et qui deviennent agents de dynamiques et de virtualitĂ©s.
 

On peut relever tout une sĂ©rie de couples antagonistes susceptibles de crĂ©er ces tensions dynamisantes dont nous avons parlĂ© : construction vs destruction, champ vs hors-champ, texte vs image, image vs musique, environnement vs image, action vs reprĂ©sentation, fiction vs document, autographie vs allographie, etc. Très vite ces bipolaritĂ©s plutĂ´t brutales peuvent ĂŞtre nuancĂ©es par la prise en compte de rĂ©gimes plus larges des choses visuelles, temporalitĂ©s de l’image – le passĂ©, le prĂ©sent, le conditionnel, le plus que parfait de l’image… â€“, niveaux de rĂ©alitĂ© des espace de mĂ©diation — le document, le relatĂ©, le vĂ©cu, l’imaginĂ©, l’expĂ©riment酠–, circulation et Ă©conomie des textes — projet auto-initiĂ©, conversation, multiples, variations, diffusion de masse, production chorale…

On passe alors en quelque sorte de la contrainte impĂ©rieuse, fondamentale, du double bind derridien qui enserre la pratique presque morale du graphiste-interprète Ă  un multiple bind plus lĂ©ger et plus agissant au sein du fonctionnement des objets de la traduction graphique. On en arrive Ă  dĂ©crire une sĂ©rie, une sĂ©quence interpolĂ©e de reliures. La reliure, autre traduction plus typographique du bind est comme on sait l’espace « inframince Â» de l’articulation des pages ailleurs appelĂ©e spin. Une colonne vertĂ©brale structurelle aussi bien qu’un faisceau nerveux. Une forme de lien aussi bien qu’un agent de la dynamique des espaces graphiques : une moelle Ă©pinière des Ă©nergies du livre.
 

Pour finir, je pense Ă  l’esthĂ©tique du dĂ©centrement de Rudolf Arnheim10. Arnheim pense l’image comme le lieu de la compĂ©tition de centres visuels confrontĂ©s – on pourrait dire Ă  la mode italienne « contre-posĂ©s Â» plutĂ´t que composĂ©s â€“ au centre absolu qu’est le point de vue du sujet, cet acteur-lecteur-spectateur seul capable de faire des choses des objets de vision.

Ces focalisations sont de nature diffĂ©rentes : centres de l’action, centres colorĂ©s, centres typographiques, poids visuels, effets de hors champs, de composition, de rythmicitĂ©, ancrage des significations et des indications linguistiques, etc. La vision de la chose visuelle procède du parcours et de l’organisation de ces centres d’attraction, d’émotion, de sensation, de signification.

Jacques Aumont est séduit par cette pensée dynamique et politique des tensions, des plis, des multiples reliures de l’image.

« L’image y est pensĂ©e comme un champ de force, sa vision, comme un processus actif de crĂ©ations de relations, souvent instables ou labiles, et les analyses d’Arnheim ne sont jamais aussi convaincantes que lorsqu’il a affaire Ă  des images excentrĂ©es ou dĂ©centrĂ©es, dans lesquelles la compĂ©tition entre centres est forte et, corrĂ©lativement, le rĂ´le du spectateur important. Â»11

  1. Jacques Derrida, « Le papier ou moi, vous savez… Â» in Les cahiers de mĂ©diologie 4, Gallimard, 1997, p. 40 []
  2. Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit (tome 2), Seuil-Point Essai, 2008 []
  3. Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Fayard-Galilée, 2001, p.213 []
  4. Jacques Derrida, « Freud et la scène d’écriture Â» in L’écriture et la diffĂ©rence, Seuil, 1967, p. 298 []
  5. Sigmund Freud, Œuvres complètes, T. XVII, Puf, (1925) 1992, p. 140 []
  6. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, (1906-11) 2005, p. 157 []
  7. Claude Elwood Shannon, « A Mathematical Theory of Communications Â» in The Bell System Technical Journal, Vol. 27, pp. 379–423, 623–656, July, October, 1948 []
  8. André Breton, L’amour fou, Gallimard, 1937 []
  9. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, (1970) 2011 []
  10. Rudolf Arnheim, The Power of the Center, University of California press, 1981 []
  11. Jacques Aumont, L’image, Nathan, Paris, 1990, p.113 []

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