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Autour, au bord, au Fond du Lac

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En 2015, le photographe américain Christian Patterson publie le livre Bottom of the Lake1, à partir de clichés pris dans sa ville natale de Fond du Lac, dans le Wisconsin. Il y présente soixante-dix photographies, dispersées au fil des 256 pages qui composent le livre, avec la particularité de les reproduire en les superposant à la copie en fac-similé d’un annuaire de la ville de Fond du Lac daté de 1973, soit l’année suivant la naissance du photographe. Bottom of the Lake inclut donc les clichés du photographe, mais aussi l’intégralité des pages de l’annuaire sur lesquelles des numéros de téléphone, des adresses et des noms sont soulignés ou entourés, accompagnés aussi de dessins, d’annotations et de supports imprimés qui semblent comme glissés entre les pages de l’annuaire (une carte postale, des brochures, des pochettes d’allumettes, etc.). La structure du livre respecte la partition entre pages blanches et pages jaunes, les listes de noms et numéros de téléphone des particuliers étant suivies d’une centaine de pages d’annonces. Les contenus sont variés, tout autant que les formes graphiques imprimées, avec différentes typographies et de nombreux signes, symboles, schémas et styles d’illustration, notamment dans les pages jaunes.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

L’annuaire de 1973 n’est pas uniquement destinĂ© Ă  servir de fond aux images, et l’on peut sans hĂ©siter affirmer qu’il participe aussi de la construction d’un portrait personnel et subjectif de cette petite ville de Fond du Lac. L’hypothèse est la suivante : le choix de l’annuaire ainsi que les interventions qui y sont faites densifient les photographies qui y sont reproduites, l’annuaire de 1973 servant autant de support d’inscription aux clichĂ©s du photographe que de support favorisant la mise en rĂ©cit. En effet, les divers Ă©lĂ©ments juxtaposĂ©s ici, dans leur association, forment un ensemble de couches, de strates, Ă  la fois graphiques et sĂ©mantiques, qui trouvent leur sens Ă  travers les multiples effets de rĂ©pĂ©tition et de superposition.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015


 

Premières apparitions de Fond du Lac


Les photographies de Bottom of the Lake ont initialement Ă©tĂ© prises pour rĂ©pondre Ă  une commande de Paul Schiek, Ă©diteur Ă  TBW Books, dans le but de produire une publication pour un lot contenant Ă©galement trois autres livres (par les photographes Raymond Meeks, Alessandra Sanguinetti et Wolfgang Tillmans)2. Le photographe profite alors d’un passage chez ses parents dans la ville de Fond du Lac pour prendre des clichĂ©s destinĂ©s Ă  la future publication chez TBW Books. Les premières images qu’il rĂ©alise portent sur le fameux lac, qui a donnĂ© son nom Ă  la ville, celle-ci Ă©tant situĂ©e Ă  l’extrĂ©mitĂ© sud du lac Winnebago. Il s’intĂ©resse ensuite plus particulièrement au phare situĂ© au bord du lac, devenu, depuis sa construction en 1933, le symbole de la ville. Il photographie les abords et l’intĂ©rieur du phare – tout en bois â€“, la neige sur le sol ou en train de tomber, et certains extĂ©rieurs de bars, photographiĂ©s la nuit pendant l’hiver. Ă€ cela s’ajoutent d’autres clichĂ©s montrant surtout des surfaces, tel que l’asphalte du sol ou la brique des murs. On en apprend finalement assez peu sur cette ville et ses habitants, Christian Patterson ayant fait le choix de n’en montrer que des fragments. MĂŞme quand il photographie le phare, il favorise les gros plans et les vues intĂ©rieures, qui contrastent avec les vues habituelles du monument. Ses clichĂ©s en noir et blanc et en couleur offrent surtout Ă  voir une sorte d’ambiance colorĂ©e, le tout baignant dans des tonalitĂ©s bleutĂ©es (entre l’eau, la neige et la peinture bleue qui recouvre l’intĂ©rieur du phare)3.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Ă€ partir de ces photographies paraĂ®t en 2013 une première version de Bottom of the Lake4. Christian Patterson y reprend la mise en page qu’il avait dĂ©jĂ  testĂ©e dans son prĂ©cĂ©dent ouvrage, Redheaded Peckerwood5, soit une mise en page plutĂ´t classique : les photographies y sont publiĂ©es seules sur chaque page, encadrĂ©es de marges blanches plus ou moins larges, mĂŞme dans le cas de photographies imprimĂ©es sur la double page. La première image du livre attire cependant rĂ©trospectivement l’attention, puisqu’elle reprĂ©sente l’annuaire de fĂ©vrier 1973 retrouvĂ© chez ses parents et photographiĂ© sur un fond en bois. Quelques pages de l’annuaire Ă©taient aussi reproduites dans le livre, parmi les photographies.
 

L’annuaire de 1973 dans le rôle de l’interprète principal


Pour la seconde version de Bottom of the Lake, Christian Patterson intègre cette fois complètement l’annuaire de 1973 Ă  son projet Ă©ditorial. Il garde la couverture, reproduite dans son Ă©tat original : usĂ©e sur les bords, cornĂ©e et globalement dĂ©fraĂ®chie, rayant seulement « Fond du Lac Â» et le remplaçant par une inscription manuscrite qui prĂ©cise le nouveau titre de la publication : « Bottom of the Lake Â». Sur le dos du livre, il raye lĂ  aussi toutes les indications textuelles pour leur substituer la mention « Bottom of the Lake / Christian Patterson / Koenig Books Â» Ă©crite au stylo. Le passage de « Fond du Lac Â» Ă  « Bottom of the Lake Â» n’est pas anodin car il marque un changement de statut : on passe ici de la petite ville du Wisconsin – dont l’annuaire compile la population et leurs activitĂ©s de manière prĂ©cise et exhaustive â€“ Ă  une ville de fiction crĂ©Ă©e par le photographe, comme le double rĂŞvĂ© de Fond du Lac.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

En plus de la couverture, l’intĂ©gralitĂ© des pages intĂ©rieure est Ă©galement conservĂ©e ; pages blanches et pages jaunes, tarifs des appels longue distance et indicatifs tĂ©lĂ©phoniques pour appeler dans les diffĂ©rents Ă©tats du pays. Il conserve aussi le format initial de l’annuaire, dans ses dimensions comme dans le nombre de pages. La publication initiale sert alors de rĂ©ceptacle aux photographies, celles-ci Ă©tant reproduites comme si elles Ă©taient simplement posĂ©es sur les pages de l’annuaire. Tout comme d’autres Ă©lĂ©ments qui semblent eux aussi glissĂ©s entre les pages et qui apparaissent par superposition : une carte postale, des feuilles de papier, des autocollants, etc. Christian Patterson intervient aussi directement sur les pages de l’annuaire. Il souligne ou entoure certains noms, en raye d’autres, fait des annotations, dessine sur les pages.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Avec ces ajouts faits sur les pages de l’annuaire, qui reviennent tout au long du livre, il crĂ©e un rythme dans la mise en pages, basĂ© sur la rĂ©pĂ©tition. Ce rythme est accentuĂ© par le rappel constant de certains motifs dans ses clichĂ©s : la neige, les effets de texture (des briques, du bois, de l’asphalte), le phare et les tĂ©lĂ©phones. En effet, de la mĂŞme manière que le phare est prĂ©sentĂ© sous diffĂ©rentes coutures, notamment de l’intĂ©rieur, le photographe s’intĂ©resse aux vieux tĂ©lĂ©phones Ă  cadran. On voit ainsi de vieux tĂ©lĂ©phones en plastique manipulĂ©s par des mains portant des gants blancs, Ă  la fois sur des documents d’époque mais aussi sur des clichĂ©s de Christian Patterson, pris en studio.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015

De nombreuses images montrent aussi un tĂ©lĂ©phone bleu pâle, dĂ©montĂ©, avec ses multiples pièces dĂ©tachĂ©es Ă©parpillĂ©es, sous la forme de natures mortes mĂ©caniques ou de pièces de jeux de construction Ă©talĂ©es sur le sol. Le tĂ©lĂ©phone dĂ©montĂ© agit comme la mĂ©taphore de la dĂ©construction du rĂ©cit proposĂ© dans Bottom of the Lake. Ă€ propos de son prĂ©cĂ©dent livre, Redheaded Peckerwood, le photographe et critique Adam Bell Ă©crivait dĂ©jĂ  que « le travail de Patterson gravite autour de son sujet, tissant une toile complexe d’indices visuels et d’allusions. PlutĂ´t que de suivre une direction narrative ou documentaire, son travail ricoche d’un fragment Ă  un autre. Â»6 Dans Bottom of the Lake, Christian Patterson Ă©labore une fois encore une narration non linĂ©aire, particulièrement sophistiquĂ©e, oĂą tous les Ă©lĂ©ments – iconographiques et textuels â€“ se rĂ©pondent, mais sans que ces liens soient explicitement Ă©noncĂ©s.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.


 

Souvenirs ou fictions ?


Grâce Ă  l’annuaire de 1973, Christian Patterson introduit une nouvelle strate de contenus. En effet, en soulignant des noms, en ajoutant des Ă©lĂ©ments, il multiplie les pistes possibles d’interprĂ©tation, surtout que l’on ne peut pas diffĂ©rencier ce qui Ă©tait dĂ©jĂ  prĂ©sent dans l’annuaire de ce qui y a Ă©tĂ© ajoutĂ© pour faire le livre. Quels Ă©lĂ©ments relèvent du dĂ©jĂ -lĂ  (quand le photographe rĂ©cupère ce vieil annuaire) et qu’est-ce qui relève de la main du photographe ? De plus, si Christian Patterson est bien l’auteur de ces Ă©lĂ©ments inscrits dans les marges au stylo, s’agit-il vraiment du Christian Patterson adulte, ou bien plutĂ´t du mĂŞme, mais encore adolescent ? On peut supposer cela par exemple de la mention « sucks Â» (« Ă§a craint Â») Ă  cĂ´tĂ© du nom d’un des lycĂ©es de la ville – Goodrich High. Ou encore des diffĂ©rents ajouts sur les illustrations des pages jaunes, montrant dĂ©sormais des personnages qui pètent, des pĂ©nis, des joints allumĂ©s, ou certaines blagues transformant un nettoyeur de voitures en dĂ©cor pour films Ă©rotiques (« Jet Stream Car Wash Â» changĂ© en « Wet Dream Car Wash Â»).

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Mais lĂ  encore, le doute subsiste. Qui a fait ces modifications ? Quand ? Est-ce la mĂŞme personne qui a utilisĂ© les stylos bleu, rouge et noir employĂ©s sur les diffĂ©rentes pages de l’annuaire ? Sur la quatrième de couverture, un texte prĂ©cise d’ailleurs : « CECI EST VOTRE ANNUAIRE – pour vous aider Ă  trouver les numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone que vous souhaitez, facilement et rapidement. Souvent, il est utile de souligner et d’entourer les numĂ©ros afin de rĂ©duire les chances de se tromper en les composant et de les trouver plus rapidement la prochaine fois. Â»7 . On pourrait penser que toutes ces modifications sont d’époque et que les noms et numĂ©ros entourĂ©s correspondent aux diffĂ©rentes recherches faites dans l’annuaire par la famille Patterson. Mais certaines annotations sont postĂ©rieures, comme par exemple toutes celles qui concernent l’affaire du Watergate. L’annĂ©e 1973 – celle de l’annuaire â€“ est en effet celle du scandale du Watergate, qui aboutira Ă  la dĂ©mission du prĂ©sident Nixon après divers mensonges, notamment autour d’écoutes et d’enregistrements tĂ©lĂ©phoniques. Le mot « Watergate Â» est Ă©crit au stylo en haut d’une page. Une autre inscription dans l’annuaire prĂ©cise que Nixon a mis sa ligne sur Ă©coute (« Nixon wired his phone Â»). Ailleurs, le nom de famille d’un certain Clifford Nixon est entourĂ© au stylo. Parmi les documents reproduits sur les pages du livre, on trouve Ă©galement un dessin qui caricature le prĂ©sident amĂ©ricain, ainsi que plusieurs autocollants anti-Nixon Ă  coller sur les pare-chocs : « IMPEACH Â» (« destitution Â»), « CROOKS Â» (« escrocs Â»), ou encore « WHAT LIES AHEAD ? Â» (« quels mensonges nous attendent ? Â») qui figure dans les premières pages du livre.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Il est ici fait rĂ©fĂ©rence aux mensonges de Nixon, tout autant qu’à ceux que propose Christian Patterson. En entourant en rouge, parmi les conseils donnĂ©s en dĂ©but d’annuaire pour ne pas se tromper en composant un numĂ©ro, la phrase « Ne vous fiez pas Ă  votre mĂ©moire Â» (« Do not rely on memory Â»), le photographe suggère que son approche est partielle et naturellement incomplète. Alors que l’annuaire se veut objectif et qu’on le considère comme un document auquel se fier, le photographe en altère la nature, la dĂ©forme, pour en faire le lieu d’un rĂ©cit personnel et largement imaginaire, que le lecteur a Ă  dĂ©coder.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

L’idĂ©e du tĂ©lĂ©phone et de l’annuaire comme supports du rĂ©cit trouve un prolongement dans un petit autocollant apposĂ© sur la quatrième de couverture, indiquant « Call the Bottom of the Lake Â» avec un numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone dont l’indicatif (414) est celui du Wisconsin. Le composer donne accès Ă  une centaine d’enregistrements sonores, diffĂ©rents Ă  chaque appel, en lien avec Fond du Lac8. Il s’agit d’enregistrements rĂ©alisĂ©s sur certains lieux photographiĂ©s par Christian Patterson (les abords du lac notamment), d’archives sonores, des textes Ă©crits puis lus/jouĂ©s par diffĂ©rents amis ou connaissances du photographe invitant Ă  se figurer les personnes ou lieux de la ville, ou encore d’extraits sur lesquels on entend la voix de Nixon, saoul ou en train de s’excuser9. De la mĂŞme manière que l’annuaire modifiĂ© offre au lecteur diverses entrĂ©es dans le rĂ©cit proposĂ© par Christian Patterson, les appels tĂ©lĂ©phoniques donnent encore davantage de profondeur Ă  la ville de fiction que recrĂ©e le photographe.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.


 

Le lecteur comme enquĂŞteur


Dans sa mise en page, le photographe procède par rĂ©pĂ©tition de motifs (le phare, le lac, le tĂ©lĂ©phone bleu, la neige, les extĂ©rieurs de bars), et on comprend que tout est liĂ© mais sans vĂ©ritablement saisir pourquoi. Comme pour son prĂ©cĂ©dent ouvrage, il procède de manière morcelĂ©e, quasiment sous la forme d’une enquĂŞte Ă  Ă©lucider : « Quand j’ai mis en page Redheaded Peckerwood, j’avais en tĂŞte une version linĂ©aire et chronologique de l’histoire. Au fur et Ă  mesure, j’ai commencĂ© Ă  voir les potentialitĂ©s d’une approche fragmentaire. Je suis devenu plus intĂ©ressĂ© par d’autres formes de narrations, de manière plus ouverte. Je parle d’une histoire criminelle vĂ©ridique, donc la nature particulière de ce rĂ©cit conduit aisĂ©ment Ă  le reprĂ©senter sous la forme d’un mystère Ă  rĂ©soudre. Â»10

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Par les multiples indices qu’il sème dans les pages de l’annuaire, sans donner au lecteur la moindre clef, Christian Patterson fait de Bottom of the Lake un ouvrage constituĂ© de nombreuses strates temporelles (l’annuaire de 1973, les photographies de 2013 et les annotations qu’on ne peut dater), graphiques (les diffĂ©rentes typographies et Ă©critures manuelles, les photographies, les dessins) et sĂ©mantiques. Le livre est d’autant plus dense (d’un point de vue narratif) que l’annuaire fourmille d’informations et de pistes pour l’imagination. Le photographe renvoie ainsi par ses annotations Ă  divers Ă©vĂ©nements importants de l’annĂ©e 1973 (l’affaire du Watergate, la crise pĂ©trolière, la mort de Picasso), mais il mĂ©nage en permanence des passages vers la fiction, comme pour mieux y attirer le lecteur. C’est le cas des diffĂ©rents clichĂ©s en noir et blanc reprĂ©sentant des bars, photographiĂ©s de nuit et depuis l’extĂ©rieur, dans la neige. On n’en voit que la devanture et les fenĂŞtres Ă©clairĂ©es, mais sans en savoir davantage. Les reproductions de pochettes d’allumettes que le photographe y a rĂ©cupĂ©rĂ©es permettent d’en imaginer davantage, de mĂŞme que les noms Ă©vocateurs, entourĂ©s dans l’annuaire : Castle Tavern, Dick & Ed’s Bar, The Other Place, Blue Room Tavern, Brass Lantern, Corner Stone Bar.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015.

En croisant toutes ces informations, le lecteur peut se figurer un peu mieux l’ambiance de cette ville. Non pas Fond du Lac, mais Bottom of the Lake, son double imaginaire qui n’est pas sans Ă©voquer la ville pleine de mystères de Twin Peaks. Au fil des pages, alors que le lecteur progresse dans Bottom of the Lake, la ville prend de l’épaisseur. Les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments se superposent sur les pages, puis se rĂ©pètent, formant une structure sĂ©mantique faite d’un assemblage consĂ©quent de documents et de supports. Par le biais des photographies, des enregistrements sonores (pour certains rĂ©els, pour d’autres performĂ©s) et surtout du recours Ă  l’annuaire de 1973, Christian Patterson recompose une atmosphère globale situĂ©e dans les annĂ©es 1970, qui glisse progressivement de l’évocation de souvenirs vers la fiction. L’annuaire et le livre qui le reproduit deviennent la matrice de multiples rĂ©cits fragmentĂ©s et superposĂ©s, auxquels le lecteur est invitĂ© Ă  donner du sens, en suivant les pistes laissĂ©es au fur et Ă  mesure des pages. Le photographe construit page après page un rĂ©cit Ă  tiroirs qui joue en permanence de l’ambivalence entre vides et pleins – entre reprĂ©sentations Ă©vasives et surabondance d’informations â€“, afin que l’imagination du lecteur investisse par la suite chacun des trous mĂ©nagĂ©s dans la narration. Ainsi, mĂŞme si on connaĂ®t les noms, adresses et numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone de tous les habitants des environs, ceux-ci n’apparaissent pas une seule fois dans les clichĂ©s. De mĂŞme, on nous propose le portrait d’une petite ville amĂ©ricaine mais qui semble finalement se rĂ©sumer Ă  son phare – qu’on ne dĂ©couvre que par morceaux â€“ et Ă  une sĂ©rie de bars Ă©tranges, inquiĂ©tants presque. L’annuaire de 1973 est plus qu’un fond pour les images, il en est le moteur narratif. Ă€ chaque lecteur, dans l’accumulation des informations qu’il y trouvera et dans leur mise en relation, d’en activer le sens, puisque rien n’y est dĂ©finitivement fixĂ© Ă  l’avance.

  1. Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Koenig Books, 2015. []
  2. Les quatre livres, publiĂ©s dans la collection « Subscription Series Â», ont le mĂŞme format (28 x 23 cm) et sont faits avec les mĂŞmes papiers, une reliure identique et une mĂŞme mise en page pour la couverture. Voir la prĂ©sentation de ces livres sur le site de l’éditeur : http://www.tbwbooks.com/collections/subscription-series/products/subscription-series-4 []
  3. L’image de couverture de l’annuaire rappelle d’ailleurs les clichés de Christian Patterson, puisqu’elle représente un paysage montrant les berges du lac, la surface de l’eau, quelques arbres et un ciel nuageux, le tout probablement photographié dans les environs du phare. []
  4. Christian Patterson, Bottom of the Lake, Oakland, BTW Books, coll. « Subscription Series Â», n° 4, 2013. []
  5. Christian Patterson, Redheaded Peckerwood, Londres, Mack, 2011. Au sujet de ce livre qui porte sur la course sanglante de Charles Starkweather et Caril Ann Fugate Ă  travers le Nebraska et le Wyoming en 1958 après une dizaine de meurtres, voir : Vincent Lavoie, « La plaidoirie artistique. Reconstitution judiciaire dans l’œuvre de Christian Patterson, Redheaded Peckerwood Â», esse arts + opinions, n° 79 : « Reconstitution Â», automne 2013, p. 16-21. []
  6. Adam Bell, « Red Blood Snow Â», Foam magazine, n° 30, printemps 2012, p. 127 : « Patterson’s work dances around his subject, weaving a complex web of visual clues and allusions. Rather than follow a narrative or documentary trajectory, the work leaps from one synecdochical fragment to the next. Â» [ma traduction]. []
  7. « THIS IS YOUR PHONE BOOK – to help you find the numbers you want, easily and quickly. Often, it’s helpful to circle or underline numbers to reduce the chances of misdialing and to find them faster next time Â». []
  8. Dans ses expositions, Christian Patterson place un vieux tĂ©lĂ©phone Ă  cadran Ă  partir duquel, en appelant les numĂ©ros indiquĂ©s sur un carnet, le visiteur peut Ă©couter ces pièces sonores. Ă€ propos de l’exposition Bottom of the Lake Ă  la Robert Morat Galerie de Berlin du 2 octobre au 28 novembre 2015, voir : Thomas Weski, « To the Bottom Â», in Daniel Augshöll, Anya Jasbar (dir.), AP CP BL – Christian Patterson, Bottom of the Lake, Berlin, Ahorn Books, coll. « Ahorn Paper Â», n° 1, 2016, p. 76-89. []
  9. Anya Jasbar, « Reading Words, Reading Images Â», entretien avec Christian Patterson, in Daniel Augshöll, Anya Jasbar (dir.), AP CP BL – Christian Patterson, Bottom of the Lake, op. cit., p. 119-121. []
  10. Ken Schles, « Photographer, Detective, Book-Maker Â», entretien avec Christian Patterson, The Photobook Review, n° 2, printemps 2012, p. 14 : « When I was editing Redheaded Peckerwood, I had a chronologically linear version of the story in the back of my mind. As time went on, I began to see the potential of utilizing a fragmentary approach. I became more interested in telling the story in a different way, […] in an open-ended way. This is a true-crime story, so the very nature of the story lends itself well to representing the story as a mystery to be solved. Â» [ma traduction]. []

Entrevue

Beauregard