Bientôt.
Dans le bleu orangé d’une aurore ou le bleu pourpre d’un crépuscule, patiemment ou à brûle-pourpoint, la mort sévira. La feuille que Peter Saville a conservé lors d’un après-midi au Windsor Great Park s’étiole et elle se décomposera intégralement. Le soir même de sa chute, ce jour où la sève n’était plus assez puissante pour la raccrocher à un ensemble, le graphiste s’est planté dans une forêt, pour capturer, resserrer dans un espace fermé, grâce à son complice le photographe Trévor Key, une larme de châtaignier. Un cliché a été retenu. Quelques feuilles ont été ramassées comme indices d’un concept photographique. Une fragile lame végétale, ni ratatinée, ni brûlée, à peine rongée, a été encapsulée dans un bleu nuit. Comment devant l’inéluctable aussi léger que la tombée de la nuit, que le lâcher des feuilles, ne pas succomber au charme de l’évanescence, comment devant l’inéluctable ne pas enrager de formules passives ?
 

1987 : Peter Saville fige la chute d’une feuille pour un album de New Order, comportant deux titres, Truth Faith et 1963. De la figure poétique des feuilles mortes s’éparpillant dans le vent, il isole un unique élément. L’enveloppe végétale courbée par le vent se fossilise en un corps minéral, une feuille d’or. Le directeur artistique accélère le processus, toute once de vie a disparu, nimbée dans un précipité esthétique.
 

Au cœur d’une scène musicale, mettant le désir, les convulsions des corps, les déchirures intérieures comme failles névralgiques, comme structures indépassables, Peter Saville a élagué un répertoire avec une imagerie « sophistiquée », lit-on souvent, une imagerie inconvenante, aussi anodine qu’un herbier, aussi insoupçonnable et impétueuse qu’un coup de vent. Ses armes visuelles peuvent étonner : une illustration scientifique en noir et blanc datant de 1977 (Fac 10), une feuille morte (Fac 183), une carte postale (Fac 75), des marbrures (Fac 45)… À chaque fois, il parvient à sublimer l’état premier (et ringard) de ces images. Pour FAC 183, devant un phénomène naturel, Peter Saville a éconduit le récurrent et le banal.
 

La pochette de Truth Faith témoigne d’un revirement plastique dans le parcours de Peter Saville amorcé neuf ans plus tôt à la Factory. « This was a first work from real life  »1 . L’image naît apparemment d’un contact (empathique ? ressourçant ?) avec la nature, depuis un cadre, un pare-brise, depuis un intérieur, sa voiture. Peter Saville évoque un moment « sans filtre », indiquant qu’habituellement, il filtre constamment. Il suffit d’imaginer être enfermé dans une pièce recouverte de ses carrelages de 315 mm, le/ la prisonnière serait plongé(e) dans un univers quasi épuré de toute contingence matérielle, évinçant les mesquineries quotidiennes, la misère, les instances de dégoût. La trivialité (de son époque ou de celle du prisonnier) n’a guère droit d’existence. Ses images ne témoignent d’aucune emprise du réel, elles ne restituent aucune peur. Elles détiennent une beauté, impavide. En miroir aux années 1980, elles pourraient réverbérer des mines apeurées, éprouvant ces « nuits fauves », écœurées de ses réformes thatchériennes, vomissant ces écritures du moi qui se heurtent à toutes sortes de condamnations.

Si Peter Saville a épousé une hygiène de travail et une attitude de rock-star, ses images le prémunissent d’un étalage journalier et intime. Elles distancient. Elles ne semblent jamais rattrapées ou entachées par la réalité de l’actualité, alors qu’au quotidien la scène qu’il « communique » crache des métaphores acides, provoque, réveille et fait danser avec un répertoire de chantres excommuniés, à la recherche d’espaces de liberté.
 

Le critique est unanime : « Peter Saville marque de son sceau le mouvement post-punk  »2 . Il faut regarder à nouveau, s’étonner de ses étranges détournements dialectiques, il faut peut-être pour saisir leur singularité les conjuguer aux diapositives de The Ballad of Sexual Depedency de Nan Goldin, où la photographe fulgure avec une captation de l’éphémère et une urgence à retenir le réel3. Les lits défaits, les draps et les oreillers froissés, les intérieurs mal assortis, dépeignent des preuves fragiles, de là où se blottissent et s’enlacent des corps. Des visages, des étreintes sculptent des instants refuges, des fragments introspectifs, la vulnérabilité4. Acteurs de la même génération, leurs décors diffèrent, mais on pourrait entendre les mêmes notes résonner entre les murs qu’ils conquièrent. Peter Saville déploie une optique où filtres, cadres, écrans sont des médias essentiels à sa production. « De toutes les manières, le sexe est plus excitant sur l’écran et entre les pages qu’entre les draps » écrit Andy Warhol5 , questionnant lui-aussi, les relations personnelles entre dépendance et interdépendance.

La pochette Truth Faith évoquerait un moment intime6 , douloureux7 , dont nous ne savons rien8 . Le pathos de l’image a été épousseté. Le filtre a opéré. La littérature sur Peter Saville définit son esthétique d’« industrielle », exemplaire pour un label de musique au nom dénué d’affect : Factory. Fact. Des faits bruts, des faits réels. Chaque sortie de cette usine de production musicale est numérotée. Les labels de musique se savent de courte durée (Factory usinera de 1978 à 1992), ainsi Factory a inventé dès sa naissance un système archiviste qui établit et « consigne » de façon systématique, sans émotion, un catalogue pour l’avenir. Une machine à imprimer marque d’un numéro une série de produits à vendre. Dans cette usine, tout au long de son existence, Peter Saville réussit instantanément à faire de ces biens consommables, des objets « saisis » par l’avenir.

Le numéro 1839 est peut-être l’image la moins usinée de Peter Saville, même si, pour ce moment qu’il dit empreint de « vie réelle », Peter Saville met en place un processus de distanciation.
 

Technique, d’abord, il élabore avec Trevor Key, une utilisation personnelle du dichromat10 . D’une photographie en noir et blanc, ils colorisent le cliché. Ils enlèvent les tonalités de l’original et intensifient la tension chromatique par le contraste bleu-orange.

Ensuite, la marque de Peter Saville se révèle par un processus de simplification, il élimine au maximum, tout en préservant une évidence énigmatique. « J’expliquerais peut-être les formes simples par antithèse : elles ne sont ni simplistes, ni négatives, ni rapides, ni minimalistes. Ce sont justement, peut-être, des formes très complexes, mais qui ont l’apparence de la simplicité ».11
Enfin, la distanciation passe par le recours à un autre. Cette chute, cette pluie d’or est évidemment à mettre en relation avec l’œuvre d’Yves Klein. D’une autre manière que pour Fac 47, Fac 50, Fac 2, Fac 23, Fac 53, Peter Saville s’approprie les méthodes artistiques et la signature d’un autre. Le graphiste créé entre les palimpsestes de compositions artistiques de maîtres, il conceptualise une œuvre ouvertement empreinte, il opère ainsi régulièrement des disjonctions entre des « saisies » à l’art (plutôt qu’avec des emprunts au réel).

Le vinyle Fac 183 doit à l’enveloppe Soleau n° 63471 déposée par Yves Klein en 1960 et à cette idée dérangeante qu’il est légal de s’approprier une couleur pour disposer de l’immatériel. Faut-il breveter son idée esthétique ou croire à la transparence technique ? Peter Saville ne tranche jamais. Les formules « ou », « ou bien » jouent des logiques faussées, comme le réel. Il signe, toujours avec d’autres.

En 1967, à New York est publié le texte d’Yves Klein Je suis partisan d’une sorte de dépersonnalisation dans l’art, qui résonne avec l’œuvre de Peter Saville.

« L’artiste qui crée ne doit plus créer pour signer son œuvre ensuite, mais doit, en citoyen honnête de l’espace incommensurable de la sensibilité, créer constamment par le fait même qu’il est conscient qu’il vit, et qu’il est profondément illuminé comme l’est tout l’Univers que nous ne voyons ni ne sentons, enfermé dans le monde psychologique de notre optique apprise.
Je suis donc à la fois pour un individualisme extrême et une dépersonnalisation totale qui peut paraître paradoxale mais ne l’est pas en dernière analyse, si l’on veut bien se donner la peine de penser en sensibilité, à la stabilité du mouvement absolu dans l’espace » Yves Klein12 .

Au-delà de ces collaborations créatrices, Peter Saville disparaît régulièrement par une signature d’emprunt. Dès l’anecdote de son entretien d’embauche, avec Tony Wilson et Alan Erasmus, Peter Saville revêt le costume de l’usurpateur, il se présente avec le travail et la pensée d’un autre, d’un Jan Tschichold. Il n’apporte pas son book. Il a le livre de Tschichold, La nouvelle typographie (1928). Le jeune anglais de vingt-trois ans provoque avec un corpus éditorial d’histoire du design graphique pour un contexte musical. Avec la Factory, Peter Saville est parvenu à partager l’histoire du design graphique à un plus grand nombre (de non graphistes). Son histoire se compose de titres empreints de modernisme, Pionners of Modern Typography d’Herbert Spencer (1969) ou encore L’Art des couleurs de Johannes Itten.

Méthodiquement, Peter Saville s’éclipse dans les effets colorés. Fac 183 transpose d’une certaine manière certains idéaux conceptuels d’Yves Klein attenants aux monochromes13 . L’allusion à l’International Blue Klein et aux monochromes or de l’artiste permet à l’auditeur de voyager dans l’espace et dans la profondeur de la couleur. On pourrait faire remonter ces emprunts aux icônes byzantines, aux mosaïques de bleu et d’or de Ravenne et marteler les pouvoirs et la suffisance de la couleur, comme réceptacle spirituel. La couleur imprègne nos idées, elle a la capacité d’abstraire, de bouleverser jusqu’à mener à des sphères immatérielles. La feuille d’or suggère le pouvoir de transformer ce qui ne vaut rien, de métamorphoser le peu en grandiose. L’or en tant que valeur d’échange demeure un symbole de passage. Se coulant, se frottant, l’or moule des désirs changeants, des désirs constamment redéfinis, sans rien étancher de la soif.

Fac 183 repose sur un effet coloré, minimal, une harmonie complémentaire (un bleu roi, un orangé doré)14 .

« Le bleu est toujours froid et le rouge toujours chaud, le bleu a un effet attirant vers l’intérieur ‹ introvertissant  ›. Comme le rouge est ordonné au sang, le bleu l’est aux nerfs. Les personnes qui dans leur accord subjectif de couleurs préfèrent le bleu ont la plupart du temps un teint pâle et une circulation sanguine faible. En revanche elles sont plus fortes nerveusement. Le bleu est une grande puissance, comme celle de la nature en hiver, où toutes choses cachées dans l’ombre et le silence entrent en germination et en croissance. Le bleu est toujours ami de l’ombre et dans sa plus grande splendeur il incline au sombre. C’est un néant insaisissable et néanmoins présent, comme l’atmosphère transparente. Dans l’atmosphère, le bleu va du bleu ciel le plus clair au bleu noir le plus sombre du ciel nocturne. Le bleu entraîne notre esprit sur les ondes de la foi dans le lointain et l’infini de l’esprit  » écrit Johannes Itten15 .

Dans cet essai, Johannes Itten donne des exemples concrets et conseille même à « l’élève de la figure » qu’elle (c’est une fille) devrait recevoir des devoirs de compositions tels que « nuit, lumière dans un local sombre, tempête d’automne, inhumation…  »16 . Que dirait Itten devant la composition colorée de Saville d’une scène d’automne ? Quelle interprétation, quelles émotions y lirait-il ?

Peter Saville a disséminé dans les intérieurs anglais des parcelles colorées, des pochettes d’immatérialité,
qui par les effets propres à la couleur, captent, transportent.

« Les feuilles viraient au pourpre et à l’or »17.

Fac 183 permet de s’émerveiller de la fragilité des changements d’états et solidifie la mélancolie de la matière.

« (…) Mélancolie de la matière, qui n’est que celle de notre âme projetée sur les objets. Il m’est arrivé d’avoir des larmes aux yeux en quittant tel paysage. Pourquoi ? » se demandait Flaubert. Dans le même questionnement épistolaire, l’écrivain n’arrive pas à résoudre : « Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent incidemment par des élans d’idéalisme, de même que les extravagances charnelles les plus immondes sont engendrées par le désir pur de l’impossible, l’aspiration éthérée de la souveraine joie. Et d’ailleurs je ne sais (et personne ne sait) ce que veulent dire ces deux mots : âme et corps, où l’une finit, où l’autre commence. Nous sentons des forces et puis c’est tout  »18 .

Fac 183 cadre le souvenir du chagrin,19 des pochettes de New Order compriment des forces20 .

Pourquoi recourir à un auteur du 19e siècle pour piéger la profondeur d’un objet graphique et entretenir sa flamme post-punk ? Comment un graphiste si attaché à être « groovy g», à s’écarter de ce qui pourrait être « gboring g» ou « gunsexy g»21 a-t-il eu recours dans les années 1980 à des images aussi éloignées d’un « glossy » d’Allen Jones ?

 

More than this
Parfois la machine à production est tellement douloureuse, tellement enrayée, qu’elle se doit de voler aux autres, à la mélancolie de la matière, des instants ressources. Etonnant, comme cette feuille d’automne est revenue dans l’œuvre de Peter Saville. Immédiatement, avec Trevor Key, Peter Saville se livrera à des variations colorées, changeant ainsi l’harmonie et les émotions ressenties.

Dans ces multiplications de feuilles, là, Peter Saville pose sa connivence formelle et conceptuelle avec Andy Wahrol, dont le questionnement le fascine (l’un des premiers Fac 5 en témoignait). Ce que GTF affirme par la conception de « l’identité » visuelle, l’affiche The Saville Show22 (Design museum 2003). L’ombre de Warhol plane sur l’œuvre de Peter Saville.

Chacun sa Factory, sa cour, son studio show, sa relation à la célébrité… Andy Warhol creusait son imagerie artistique dans les biens de consommation, Peter Saville conçoit ses produits culturels dans l’histoire des arts visuels. L’artiste new-yorkais travaille la surface comme une fin en soi, en faisant de la multiplication, de la série une valeur fondamentale. La surface peut avoir valeur de vérité, du moins d’impacts révélateurs. Le graphiste londonien fait de chacune de ses pièces reproductibles, une pièce détachée, singulière, des étrangetés dans les vitrines de la consommation.

Au sein des arts et de leurs échanges avec la société, « mensonges » et « corruption » sont des clés particulièrement travaillées par les deux hommes, avec lesquelles ils vont enfermer à double tour leur œuvre. Manipuler, dévoyer les codes devient une stratégie de lecture dans une société anglaise gouvernée au « Tina », There is no alternative. Les slogans, d’un pouvoir à un autre, sont des pierres de luttes qui ne parviennent jamais à tailler la réalité, trop fragmentaire, trop envahissante. Alors, des œuvres de Peter Saville renvoient à l’idée d’un lisse achoppement. Ceci se lit plus ouvertement dans Fac 75. Pour l’album Power, Corruption & Lies (Fac 75), Peter Saville imagine dans un premier temps, travailler avec une illustration de Machiavel. Puis, il se saisit de la reproduction en carte postale d’un tableau d’Henri Fantin-Latour23 , Corbeille de roses , conservé à la National Gallery de Londres. Ce rectangle de papier, fragment de souvenir achetable, ramène la problématique de l’aura des œuvres d’art et de celle des objets de design graphique. L’image ready-made que Peter Saville accole à une mesure tangible et chromatique ne leurre pas sur sa nature d’image reproduite.

Le graphiste refuse la croyance selon laquelle l’image véhiculerait un quelque chose de vrai, il intrigue la lecture apparemment simple d’une composition florale avec un étalonnage de couleurs. Le classicisme de ses images et de ses typographies (empruntées, modernistes ou non) ouvre toujours une brèche à un espace de confusion, où la clarté immédiate des formes ne produit pas un sens évident. La puissance de l’articulation créatrice côtoie le désordre, du moins le désarroi esthétique. PS est un graphiste qui a mis de la distance, avec les signes, les signaux, et les significations qu’ils sont « sensés » communément véhiculer. L’auditeur savoure le mordant de ces sens
suspendus. Ses images (arte) fact24 distendent les liens entre représentation et réel, elles ne colmatent pas les fissures de la réalité sociale. Le graphiste ne documente pas une époque. D’autres le font. Le directeur artistique ne s’illusionne pas : il ne prétend pas à l’imposture de représenter, de résoudre, de réparer.

Dans ses imperturbables formats carrés, il peaufine les cadres et les marges (c’est-à-dire qu’il insiste sur les structures apparentes). Pour saisir ces effets, il suffit d’imaginer ses productions avec des marges et des cadres différents. Pour Closer, Fac 25, le graphiste éteint le clair-obscur de la photographie prise par Bernard-Pierre Wolff dans la crypte d’un cimetière génois, par un double cadre (la marge et le filet noir) et une marge tournante conséquente (blanche), il ramène la photographie à son statut d’illustration réemployée. À fond perdu, la tombe aurait eu une autre valeur. En contraste, Jonathan Barnbrook optera plus régulièrement pour une immersion dans l’image, notamment pour l’album Heathen de David Bowie (2002), il va recourir à un répertoire de peintures classiques (chrétiennes), qu’il va profaner : il restitue ainsi le choc et la beauté du vandalisme25 (et de la rébellion). De manières différentes, les deux graphistes interrogent (se méfient, tout en étant attirés) de l’iconolâtrie, les deux posent la distance par un travail typographique, précieux et historicisé.

Comme si, l’air de rien, ils venaient mettre des touches de méfiance dans un univers musical à ce point assujetti à l’image. Les chanteurs sont des enveloppes 2D, des images-posters. Interview, The Face l’ont institutionnalisé. Les images peuvent être raturées, éventrées, tailladées et les corps sur-représentés dans l’empire de la reproduction média peuvent subir réellement des actes de violence.

Les graphistes ré-injectent des filtres. Que faire de ce corps, de ces corps (chanteurs, groupes), les manipuler, les transformer, les faire disparaître ? D’une certaine manière, une pochette de disque se repose des questions fondamentales face à la représentation des corps (certains corps de stars se divinisent). « Les corps, dans la présence réelle, peuvent être des images (…). Les corps peuvent être détruits au nom des images : cette perversion est symétrique à cette condition fondamentale. Les images peuvent être endommagées ou détruites à la place des personnes, ou comme si elles étaient des personnes : c’est le principe même de l’agression iconoclaste » écrit le théoricien de l’art Horst Bredekamp26. Que décide le graphiste avec le corps de l’autre ? Quel pouvoir lui donne-t-il ? Quel corps donne-t-il en image, c’est-à-dire également en pâture à un public ?

Peter Saville a mis des filtres, s’est positionné personnellement, entre lui et les auditeurs de Joy Division (et de New Order). Il a élaboré des images suffisamment investies, pour que la violence de l’idolâtrie soit fourvoyée. Une idolâtrie qui se dédouble contrarie la tombée unique de la foudre.

« Alors que la langue parlée est le propre des hommes, les images leur opposent une corporéité qui, pour ainsi dire, ‹ garde ses distances ›. Les images ne peuvent être entièrement remises à la disposition des hommes, à qui elles doivent leur formation, que ce soit à travers des opérations sensibles ou une exploration du langage. C’est dans cet effet même que réside la raison de la fascination exercée par l’image. Une fois créée, elle gagne son indépendance pour devenir l’objet de l’adoration émerveillée, mais aussi de la peur, — la plus puissante de toutes les émotions »27 .

Les images des pochettes acquièrent une autre vie que celle du groupe, cela est une évidence, parfois inadmissible.
D’où le fait que l’image pochette cristallise tant de tensions. Elle se vit comme un double, une interface, une protection, une idolâtrie de plus.

 

Because the night
Fac 461 rassemble les différentes productions réalisées en l’espace de quatorze ans par le label Factory. Si on ne retient que les analyses, les commentaires et légendes concernant les objets de Peter Saville, on remarque qu’ils accumulent tout en les nuançant les allusions iconographiques au « froid ».

« Pour d’autres, son esthétique industrielle était prétentieuse, oppressante, froide » écrit Matthew Robertson. Concernant le Fac 23 : « Pour Saville, le matériau froid et dur évoquait parfaitement l’esprit urbain contemporain qu’il voulait capter et il travailla avec le photographe Trevor Key pour obtenir cette forme en acier oxydé »28 .
Certains pochettes déploient une tonalité froide par un climat glacé (Fac 250) ou des photographies hivernales (Fac 2).

Dans la continuité du registre du froid, on pourrait se risquer à dire que Peter Saville, pour ce label de musique, a été un graphiste du silence. Le graphiste donne identité au label avec un casque (Fac 2), non pas pour écouter la musique mais se protéger du bruit, pour s’isoler de l’urbanité environnante. Le premier Fac se sert du pictogramme d’un homme qui se bouche les oreilles. Plus sûrement, les images qu’il produit provoquent le silence29 . Il nous place devant des scènes, des objets, des matériaux dont le silence est communicatif. Ces compositions en lévitation participent à suggérer le silence intersidéral.
 

Le froid, le silence.
Ces deux qualificatifs définissent également la dureté des matériaux métalliques utilisés (Fac 150).

 

La solitude.
Il suffit de comparer le Fac 183 au Fac 183 R (« pour la pochette du remix, le motif a été travaillé afin de former un feuillage multicolore et dynamique »30 ) pour être convaincu de la puissance de l’isolement, ou de la distinction que permet la solitude. « La mort est solitaire, la servitude est collective »31 .

Dans ces comparaisons de genre, on pourrait souligner la présence des nocturnes Fac13, Fac30, Fac 63.
Le registre du froid (impression métallique), de la chute, du noir (le quasi monochrome de Blue Monday, Fac 73), du silence mènent inexorablement à des évocations de la mort que les sujets iconographiques (nature morte, paysage d’hiver, pierres tombales…) particulièrement récurrents activent et que le répertoire de Joy Division cultive : « le pessimisme de Joy Division semble total, bien plus radical que celui des groupes punk, et infiniment plus proche des poètes noirs, de Gérard de Nerval à Stanislas Rodanski »32 .

Ces pensées, ces images liées à la mort se sont instantanément imposées à la réception de la pochette FAC 25 : le décès de Ian Curtis (1980) a donné une autre coloration à cette pochette.

« Pourtant, à cause de la nature mélancolique de la chanson et du suicide de Ian Curtis très peu de temps après l’enregistrement, beaucoup de fans ont interprété cette image comme une pierre tombale. Cette pochette a pris une signification symbolique qui dépassait de loin l’intention de son créateur. » Mathew Robertson33

Où est l’œuvre, entre les intentions de son créateur et la lecture de ses regardeurs ? Peter Saville la situe avant tout dans un silence atteignable.

Même le court article Wikipédia sur Peter Saville, mentionne cette « anecdote » sur l’album Closer. « Saville’s album design for Joy Division’s last album, Closer, released shortly after Ian Curtis’ suicide in May 1980, was controversial[4] in its depiction of Christ’s body entombed. However, the design pre-dated Curtis’s death, a fact which rock magazine New Musical Express was able to confirm, since it had been displaying proofs of the artwork in its offices for several months  ». La polémique à chaque fois est relatée puis amoindrie.

Il ne faut pas faire image avec la mort d’une personne. Il ne faut pas vendre la mort34 . Et encore moins en avoir la prémonition. La mort n’est pas un commerce, enfin si… Un vinyle n’est pas une œuvre d’art, mais une expression artistique, un produit commercial, enfin peut être. Il faut laver les objets graphiques de Peter Saville de l’ombre de la mort.

Mais cette ombre existait au préalable, dans les paroles des chansons ; le décès de Ian Curtis n’est qu’un fait extérieur à la puissance de ces images. Il reste à spéculer sur la réalité de cette ombre (ombre de l’idée ou de l’angoisse de la mort) et de n’en établir que des généralités, des digressions non factuelles. Il n’y a pas d’idées ou de regards sur la mort qui ne soient saufs d’une quelconque certitude. Parce que la mort c’est toujours celle des autres, un simulacre qu’on regarde de loin, une épreuve dont on ne se remet pas ou qu’intimement modifié. Sur le territoire de la finitude, on peut parier : sur l’idée de la mort qu’elle vous sauve (en vous révélant votre essentiel), parier qu’elle vous perde (en vous apeurant ou vous fascinant alors qu’elle n’aura aucune existence). Un jour d’automne, le vendredi 21 novembre, Emmanuel Levinas écrit : « Le rapport à la mort c’est une émotion, un mouvement, une inquiétude dans l’inconnu »35 . Il est inconvenant de citer les textes même courts de Levinas, ce qu’on grappille ce n’est qu’un fragment, une feuille à un instant t, ce que retient Peter Saville, en ce soir d’automne n’est qu’une « inquiétude dans l’inconnu », qu’il calme en l’emprisonnant.

À plusieurs reprises, Peter Saville épure les images de la mort qu’on lui propose, sans obscénité. Il en tamise les sens provoqués.
 

Wild Leaves
En 1979, Fac 5, le single Certain all night party, le groupe « A certain ratio fournit à Peter Saville une sélection d’images. L’une d’elles montrait le célèbre humoriste américain Lenny Bruce tel qu’il avait été trouvé mort d’une overdose en 1966. (…) Trouvant l’image problématique à la fois pour des raisons techniques et de contenu, Saville utilisa finalement des images extraites de la série des années 1960 Death and Disaster d’Andy Warhol ».

Pour Fac 25, Peter Saville utilise une photographie de Bernard-Pierre Wolff. Le photographe français (né en 1930) s’installe à New York fin des années 1950, devient dessinateur graphique à la Foreign Policy Association et se destiné à la photographie en 1974, suite à un stage avec Charles Harbutt.

« Pendant les dix années précédentes, mon style avait été influencé par ma formation de dessinateur. Soudain, après trois jours, tout s’est illuminé (je venais seulement de comprendre comment on prend une photo »36 . Son œil de photographe, il l’apprivoise à travers de nombreux voyages, l’Inde, le Japon. En 1983, il part pour Londres, saisir la ville et ses habitants. Les photographies de Gènes, de son cimetière datent de 1978, il y développe les effets dramatiques à travers une révélation par clair-obscur. Ses liaisons, entre le noir et blanc, quasi picturales, poursuivent une inspection sur les corps et la solitude. « Ce qui m’intéresse, c’est tous ces gens à la limite de la folie ». Peter Saville assourdit la folie du cliché de Wolff.

Bernard-Pierre Wolff meurt en janvier 1985 du sida. La photographie de la feuille du FAC 183 (1987) rappelle la courbure du corps du Christ lors des dépositions de croix, les corps soumis, exultants, désespérés, photographiés par Wolff. Aucune preuve ne valide cette confrontation intentionnelle, mais de quelles manières, les ombres des angoisses profondes refont-elles surface, étreignent-elles les formes de la composition ?

À la fin des années 1980, la mort se vit viscéralement, elle vient chavirer « au-delà du principe de plaisir »37 . La mort s’installe confortablement et raccourcit avec violence, le cycle des saisons. Des corps subissent le virus du sida, les maladies qu’il provoque, les traitements timides, les regards avec une violence inouïe. Des œuvres cessent brutalement.

« À l’issue de cette série d’expressions, l’ultime travestissement, l’ultime maquillage, la mort. On la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser élever sa voix puissante et qu’elle chante, diva, à travers mon corps. Ce sera ma seule partenaire, je serai son interprète. Ne pas laisser perdre cette source de spectaculaire immédiat, viscéral » écrit Hervé Guibert dans La mort propagande38 .

En 1989, quelques mois avant la mort de son double, Robert Mapplethorpe, Patti Smith lui compose un air, qui les lie à jamais et qui adoucit le détachement. « Le matin, je me suis installée au bureau de notre chambre du Mayflower Hotel et lui ai écrit la chanson « Wild Leaves », mais je ne la lui ai pas donnée. J’avais beau essayer de lui écrire un texte immortel, le résultat semblait par trop mortel »39  : « les feuilles folles tombent / elles tombent au sol /chaque feuille un instant/ une lueur dans la couronne / que nous porterons tous / à l’heure d’être déliés… ».

Andy Warhol meurt le 22 février 1987 d’une crise cardiaque40 , Trevor Key en 1995 d’une tumeur au cerveau. On pourrait continuer, en pur non sens, à égrener les morts, en ressassant les raisons de leur disparition, logiques ou capricieuses, telle une litanie. On pourrait revenir aux paroles de Bernard Sumner pour Truth Faith sur le rien et sur la destinée (« And the value of destiny comes to nothing/ I can’t tell you where we’re going/ I guess there was just no way of knowing »). On pourrait, comme les pages Disparitions dans un quotidien, se demander : qui sait de quelle manière, l’idée de la mort « jardine » chez un être, parfois même à son insu dans son travail  ?41 Comment ces idées (liées à la mort) structurent et rendent palpable le visible ?

Aucun corps n’est étranger à la société qu’il regarde. L’acte créatif active et désamorce « l’angoisse de la mort et sa mise à distance  ». « Les moyens de cette mise à distance sont toujours affectés par la tension qui nait de leur capacité à conjurer la peur mais aussi à l’aiguiser »42.

Le pouvoir des images face à la mort est incommensurable et il n’épargne pas de la mort. Il se glisse souvent, dans les images consignées par Peter Saville INc, Peter Saville Associates, etc. un espace pour des instants de vacillement, où l’idée de la disparition, où les foudres de la déception semblent palpables, pour ces « bientôt », pour ces « Deadline »43 . Bientôt, la chute ?((Paroles de Ian Curtis pour Insight (Unknow Pleasures) « nos rêves disparaissent/ ils ne s’élèvent plus/ Ils choient/ Mais je ne m’en soucie plus/ j’ai perdu la volonté de demander/ davantage/ je n’ai pas peur/ pas du tout/ Je les regarde tomber/ Mais je me souviens/ Quand nous étions jeunes ».)) Bientôt, la gloire ?

Le seuil de l’un à l’autre est si étroit… (notamment dans l’univers people). L’absence de savoir, de pouvoir mesurer ce « bientôt »44 , concède au temps, cette couverture de chagrin, une « vraie foi ».

Régulièrement ou furtivement, un memento mori aspire les pensées. Si l’idée de la chute (de sa propre chute) hante tout en demeurant improbable, l’anéantissement des corps effraie, la disgrâce des destins fascine et nul n’y échappe, ni les Pierre, les étoiles, ni les rock stars.
 

Life on mars ?
Comment ne pas mettre en écho cette pochette Fac 183 avec une autre évocation de la chute que figure la pochette de Unknown pleasures (Fac 10) qui reproduit un schéma scientifique45, isolé, lévitant qui « représente plus précisément les ondes radio émises par une étoile effondrée »46 .

De l’action (passive) de choir, on ne voit rien. Peter Saville met le temps sur pause. Il suspend l’effondrement
gravitationnel.

La feuille ne heurtera pas le bitume. On ne saura pas comment une étoile s’éteint.

On est éveillé à la conscience de la chute. Sans chute. Peter Saville éternise la chute infernale, celle qui ne parvient pas à son point d’écrasement. D’une certaine manière, le graphiste dépeint la chute libre. Yves Klein l’avait scénarisée en 1960 avec son photomontage Le saut dans le vide.

 

An ending (Ascent)
Avec cette feuille, PS enferme un souvenir et tout en parlant d’un moment à venir : la chute, c’est littéralement la fin (le passage en or permet d’oublier la décomposition ou les cendres). On pourrait voir dans cette image, une réthorique de la prolepse, même si cette dernière semble impossible dans une image fixe et unique, qu’elle est et pour cause, une technique de la littérature ou du cinéma.

« En narratologie, la prolepse — ou anticipation — est une figure de style par laquelle sont mentionnés des faits qui se produiront bien plus tard dans l’intrigue  »47 . Cette pochette — mais d’autres également — de Peter Saville s’apparentent à des intrigues, elles semblent anticiper un fait, dont on attend d’avoir le déroulé complet pour revenir au début et comprendre la phrase initiale (l’image du début) qui déjà présage de l’issue finale. On pourrait décrire : « des années plus tard, face à cet instant fatidique, le directeur artistique Peter Saville devait se rappeler ce soir lointain au cours duquel depuis sa voiture, à travers, son pare-brise, il vit une feuille de châtaignier tomber ». Ou encore « des années plus tard, face à ce moment crucial, le graphiste Peter Saville devait se rappeler ce lointain après-midi où avec le designer Trevor Key, il alla à la recherche de la feuille morte parfaite »48 . Ce détour (ce leurre ?) de la prolepse éclaire la force attractive de la pochette Truth Faith.« Je pourrai presque dire, voilà, c’est pour ça, c’est pour cet usage de la prolepse, que j’ai aimé Crimes et Châtiment (…). Il y a là pour moi un prodige, un tour de prestidigitation, une magie, mais qui n’a rien de surnaturelle, ou de féérique, qui est au contraire terriblement quotidienne, banale, prosaïque  » écrit l’écrivain Jean-Philippe Toussaint dans son essai L’urgence et la patience49 .

Dostoïevksi dépeint la scène d’un crime, il nous place dans les « bribes et les fragments de pensées » fourmillantes de Raskolnikov50 , au fil des pages, sous haute-tension, il nous soumet à la peur d’être découvert (soi-même, incertain entre le bien et le mal). Peter Saville dépeint la scène post-punk, sans jamais la représenter directement. Sporadiquement, il la ponctue d’images chargées de tensions, interprétées comme des prémonitions. Il ne l’encense pas, il ne la récuse pas, il laisse planer la beauté (ou la douleur des parcours personnels) au-delà des faits.

La prolepse en questionnant le déterminisme, le destin, le libre-arbitre réoriente la lecture de l’éclatement du temps existentiel. Elle cherche à démêler l’orientation de nos actes, de nos images.

« Comme si vraiment il y avait là une sorte de prédétermination, un signe…  »51 . Comment dans un temps donné (un roman, une image ) ces questions qui nous échappent constamment (une vie) peuvent-elles se concentrer pour devenir des décharges éclairantes, un « moment de sublime intensité » ?52

On pourrait à travers cette iconographie récurrente de la chute, y projeter les déboires de parcours de Peter Saville. Emily King rappelle qu’en décembre 1993, « from then on Saville’s LA experience careered Downhill. In spite of living in a now work-furnished Hollywood Hils House with panoramic Views, each day he struggled to find cash for food and petrol »53. Les articles sur Peter Saville alternent les mentions biographiques avec ses temps de gloire, ses lendemains difficiles, ses périodes de rédemption54 . Des images de Peter Saville éclipsent le trivial pour ne concentrer que le sublimé. Le quotidien n’est pas dans le sujet, mais dans le format, une pochette de disque, une minuscule surface où se focalisent les tensions divergentes55 .

Sans signes blasphématoires, sans la gestuelle du DIY, Peter Saville, avec ses rhétoriques de la chute, réintroduit une contrariété fascinante, l’action de corrompre. La chute, cette action irrésolue par sa passivité, rappelle le risque de tomber moralement et la prolepse permet d’ajourner les jugements sommaires tout en réinjectant du sulfureux.

« Malgré toute la douloureuse lutte qui se livrait en lui, pendant toute cette période il ne put jamais croire un seul instant que ses projets fussent réalisables  »56 .

Souviens-toi de l’idée de la chute qui a failli te faire tomber (ou t’élever). Il n’est guère surprenant que Peter Saville ait convaincu toute une génération de s’engager dans le design graphique, il montrait qu’on pouvait s’y encanailler et y planer. Le design graphique est, même dans son ancrage et ses intentions modernistes, un espace de corruption, un espace où il ne faut pas plus qu’ailleurs se leurrer de la teneur des desseins bien intentionnés. Peter Saville revête la posture de l’intrigant, qui ne sépare pas l’appliqué, l’utile, la domesticité du chien des hurlements des loups57 .

La feuille pourrait également incarner un détachement à la Cassandre, une épine inextricable où « Saville’s change of heart, his growing disillusion with what design had become, was prompted by experiences of personal failure that came as a shock to the system »58 .

 

C’est normal
La chute ? Rien ne tombe.
La fin  ? Le design graphique n’est qu’un moyen. « Graphics is the interface, the label ». (Peter Saville pousse souvent le vice en tant que graphiste de séparer l’image du texte. La face A face de la face B, des compositions muettes face aux compositions typographiques). Fac 183 : le graphisme ne répondra pas devant le tribunal criminel d’avoir usurper la fin en soi59 .

Peter Saville se serait-il servi d’une feuille d’automne pour orner le requiem allemand de Brahms ? Il aurait déplacé un rebut (artistique, végétal), choisi un angle, un procédé technique qui auraient permis à cet air de trouver sa surface de silence, d’acquérir une résonance déplacée. Le graphiste peaufine des enveloppes qui tempêtent avec des formes dissonantes, avec une élégance arrogante.

Fac 183 incarne le bleu sombre de l’étincelle enflammée d’un texte et retient le rythme entraînant de True Faith. Fac 183 « remplit » son utilité, au-delà de la chanson. Il y aura toujours plus de fonctions, de possibilités sur les télécommandes de notre quotidien que de besoins et de capacités à les activer. Il n’y aura jamais assez de poésure pour combler le jour où les feuilles tombent, jamais assez de chansons pour savourer, après des nuits chaotiques, la douceur d’un rayon lumineux.

Un graphiste à l’époque du libéralisme tchatchérien a retenu une feuille puis il s’autorise à la regarder vieillir. « I still have the leaf although I keep thinking that one day it will fall apart  ».

Le vertige de l’idée ou de l’image de la chute appartient à tout un chacun, surtout dans une société libérale, où nous sommes constamment entourés d’exemples, de peurs, de chiffres, qui témoignent de notre précarité constitutive, d’une précarité à venir qui peut s’abattre. Cette feuille (même si elle n’est plus de Manchester) évoque une société post-industrielle en lutte avec ces peurs glaçantes.
Fac 183 sonde la précarité profonde, la déliquescence, une réalité politique.

Cette feuille n’est qu’une infime portion de son travail, un prélèvement déplacé (au milieu du strass et de l’argent60 ), mais elle est une de ses rares compositions à avoir été réactivée, reprise au fil des décennies. Telle une rengaine qui n’a pas fini de se livrer, de (lui) signifier l’essentiel, la feuille réapparaît en couverture de la monographie (testamentaire ?) Peter Saville Estate 1-127 (Jpr Ringier, 2007), posée à plat, dans une lumière crue, laissant enfin voir son ombre. Dans une ultime compilation de New Order (2016). La feuille comme une résille révèle un impossible squelette, dépouillée de son orgueil d’or.61

Il y a du sublime dans les pochettes estampillées du nom de Peter Saville.

Et une lame (végétale) de cynisme62 .

Sa feuille n’est pas ballotée. Elle a la légèreté du « filtre » cynique. Elle a le vent (de la répartie, de la réplique) pour elle. Certaines images graphiques, comme certaines sentences, possèdent une capacité de se détacher de tout ce qu’on a pu leur accoler. Elles éprouvent cette diligence à perpétuellement se dérober63 . La beauté (des feuilles), l’amour (des images), le sublime (du quotidien), la culture (du design graphique) ont des facettes contingentes64 et certains jours, des tournures ridicules.

« L’amour, l’amour, l’amour/ Toujours, le vieux discours/ Sois divin, sois humain/ Idem le Baratin/ Jusque dans les WC/ J’en peux plus par pitié/ Faudrait changer de disque/ Entreprise à hauts risques »65 . Dans les inflexions cyniques, il y a des étincelles de protections et des royaumes d’intelligence.

Des objets du design graphique peuvent — rarement – devenir un promontoire pour affûter des instants sans filtres66 , pour sonder des peurs et arborer la pose du détachement. Parfois, certains servent à tester la nécessité d’être dépouillé.

Titres : More than this (Roxy Music, 1982), Because the night (Patti Smith, 1978), Wild Leaves (Patti Smith, 1988), An ending (Ascent) (Brian Eno, 1983), Life on mars ? (David Bowie, 1971), C’est normal (Brigitte Fontaine et Areski, 1973).

1. https://www.theguardian.com/music/gallery/2011/may/29/joydivision-neworder [↩]
2. Mathew Robertson, FAC 461, Factory records, une anthologie visuelle, Thames and Hudson, 2006, p.14. [↩]
3. Cf. Nicolas Bourriaud, entretiens avec Noritoshi Hirasawa, « Can Art deal with the current social set-up ? » in Documents pour l’art contemporain, N°1, Paris, octobre, 1992. [↩]
4. « Mon souhait est de parvenir à capter le sens de la vie de ceux qui m’entourent et de les doter de la force et de la beauté que je vois en eux », Nan Goldin, Ballade de la dépendance sexuelle, Éditions de La Martinière, 2013 (première publication 1986), p.2. [↩]
5. Andy Warhol, Ma philosophie de A à B. et vice versa (1975), Flammarion, 1990, p.42 [↩]
6. https://www.theguardian.com/music/gallery/2011/may/29/joydivision-neworder [↩]
7. « In 1986, I happened to have a trauma in my personal life and it made me very attuned to the world around me », in https://www.theguardian.com/music/gallery/2011/may/29/joydivision-neworder [↩]
8. Et dont nous ne souhaitons rien savoir. [↩]
9. La dénomination n’était pas chronologique, par exemple, les single de New Order utilisaient toujours le chiffre 3 et les projets importants le chiffre 1. [↩]
10. Cf. Emily King, « in Designed by Peter Saville », Frieze, 2003, p.15. [↩]
11. Laurent Le Bon définissant les formes simples : http://www.centrepompidou-metz.fr/sites/default/files/images/dossiers/2014.10-FormesSimples.pdf [↩]
12. Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, écrits d’artistes, École supérieure des beaux-arts de Paris, 2003, p. 263 [↩]
13. « J’ai donc débouché dans l’espace monochrome, dans le tout, dans la sensibilité picturale incommensurable » Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art, Editions Montbiard, 1959, p. 2 [↩]
14. Un bleu, qu’on retrouve glacé et argenté dans E-Z Go : design Pentagram, DA de Peter Saville, photo : Donald Christie, Trevor Key, Nobert Schoerner et Nina Schultz, pour la collection printemps été 1992 de Yohji Yamamoto. [↩]
15. Johannes Itten, L’art des couleurs. [↩]
16. Johannes Itten, L’art des couleurs. [↩]
17. Patti Smith, Just Kids, Folio Poche, 2013, p.72 [↩]
18. Correspondance de Gustave Flaubert avec Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 18 février 1859, http://gallica.bnf.fr/ark:/
    12148/bpt6k26956x/f5.item.r=m%C3%A9lancolie%20de%20la%20mati%C3%A8re.langFR [↩]
19. « De l’état d’âme qui, cette lointaine année-là, n’avait été pour moi qu’une longue torture rien ne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s’use, où tout périt, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté : c’est le Chagrin », Marcel Proust, Albertine disparue, Gallimard, 1946, p.331 [↩]
20. « La sensibilité est la monnaie de l’univers, de l’espace, de la grande nature qui nous permet d’acheter à la VIE à l’état de matière première », Yves Klein in « Discours prononcé à l’occasion de l’exposition Tinguely, à Dusseldorf, 1958 » in Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art, Montbiard, 1959, p. 20. [↩]
21. Termes de Peter Saville lus dans l’interview avec Christopher Wilson, Designed by Peter Saville, op.cit., p. 23-49. [↩]
22. http://www.graphicthoughtfacility.com/design-museum-the-peter-saville-show-exhibition/ [↩]
23. Particulièrement apprécié et collectionné par les anglais pour ses compositions florales. http://collections.vam.ac.uk/item/O18971/nasturtiums-capucines-tropaeolum-majus-oil-painting-fantin-latour-henri/ [↩]
24. Parfois le « Fac » de Factory, devient « Fact », in Mathew Robertson, op.cit. [↩]
25. Cf. The Barnbrook bible, Edward Booth-Clibborn Editeur, 2007 p 208-209 [↩]
26. Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Editions la découverte, 2015, p.195-196 [↩]
27. Horst Bredekamp, op.cit. [↩]
28. Mathew Robertson, op.cit. p.28. [↩]
29. http://www.telerama.fr/arts/qu-est-ce-qui-fait-un-peintre-du-silence,145745.php [↩]
30. Mathew Robertson, op.cit. [↩]
31. Albert Camus, La chute, Gallimard, 1956, p.172 [↩]
32. Pacôme Thiellement, « Le Luxe du monde, Joy Division » in Pop Yoga, Sonatine Editions, 2013. L’auteur poursuit : « il ne s’agit pas de détruire la société, mais de se détruire soi-même, (…) on obtiendra une nouvelle forme, enfin adéquate, enfin juste – un « nouveau corps amoureux » (Rimbaud), plus adapté à la monstruosité du temps présent et capable d’y faire face ». [↩]
33. Mathew Robertson, op.cit., p.28. [↩]
34. « Le label et les graphistes furent accusés de vouloir faire de l’argent sur la mort de Curtis » in Mathew Robertson, op.cit. p. 29. [↩]
35. Emmanuel Levinas, La mort et le temps, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1994, p.19. [↩]
36. Citations extraites de Bernard Pierre Wolff, catalogue d’exposition, Espace photographique de Paris Audiovisuel, 1986. [↩]
37. http://mediatheque.lecrips.net/doc_num.php?explnum_id=31904 [↩]
38. Hervé Guibert, La mort propagande, L’Arbalète, Gallimard, 2009. Chapitre liminaire remis lors de la réédition de 1991 p.9 [↩]
39. Patti Smith, Just Kids, Folio Poche, 2013, p.377 [↩]
40. Cf. Andy Warhol, op.cit., pages 98 et 100 et page 104. [↩]
41. « L’idée de la mort purifie et fait l’office du jardinier qui arrache la mauvaise herbe dans son jardin. Mais ce jardinier veut toujours être seul et se fâche si des curieux regardent par-dessus son mur. Ainsi je me cache la figure derrière mon ombrelle et mon éventail, pour que l’idée de la mort puisse jardiner paisiblement en moi », aurait dit Sissi l’impératrice, propos repris par E.M.Cioran, Sissi ou la vulnérabilité, In Vienne 1880-1938, L’apocalypse joyeuse, sous la direction de Jean Clair, Éditions du Centre Pompidou, 1986. [↩]
42. Horst Bredekamp, op.cit., p.219. [↩]
43. Deadline, catalogue d’exposition musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris Musées, 2010. Conception graphique Laurent Fétis. [↩]
44. « Le ‹ Le POURQUOI PAS › dans la vie d’un homme est ce qui décide de tout, c’est le destin, c’est le signal pour le créateur en herbe qui indique que l’archétype d’un nouvel état des choses est prêt, qu’il a muri, qu’il peut apparaître au monde », Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art, p.1. [↩]
45. http://www.slate.fr/story/98179/createur-image-pochette-unknown-pleasures-joy-division [↩]
46. 461, Factory Records, une anthologie graphique, op.cit., p.23 [↩]
47. Wikipédia : définition du mot prolepse. [↩]
48. En écho au début de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. [↩]
49. Jean-Philippe Toussaint, L’urgence et la patience, Les Editions de minuit, 2012, p.73. [↩]
50. Cf. l’état de Raskolnikov après son double assassinat. [↩]
51. Dostoievski, Crime et châtiment, Le Livre de poche, 1991, tome 1, p.106 [↩]
52. Peter Saville, Estate, 1-127, migros museum fur gegenwartskunst, Zurich, P.67 [↩]
53. When routines bites hard, Emily king, in designed by Peter Saville, frieze, p.18 [↩]
54. Rick Poynor, Peter Saville, in étapes : 101, octobre 2003, p.30-37. [↩]
55. « L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience » précise Jean-Philippe Toussaint. Le format de l’urgence dépend d’un individu à un autre. [↩]
56. Dostoievski, Crime et châtiment, Le Livre de poche, 1991, tome 1, p.111 [↩]
57. Le chien est une allusion à Diogène, philosophe grec (413-327 av JC). Le loup et le chien sont des métaphores à partir de laquelle Pierre Paulin sépare – à juste titre – l’art et le design, dans une émission de radio, Une vie, une œuvre. https://www.-franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/pierre-paulin-1927-2009-rediffusion-de-lemission [↩]
58. Rick Poynor, « Different colours, different shades » in Designed by Peter Saville, p.155. [↩]
59. « Mais ce n’était pas du graphisme/ ce n’était absolument, catégoriquement pas du graphisme. C’était une sorte de salle de jeux » dixit Peter Saville in Rick Poynor, étapes : 101, p. 34 [↩]
60. « He spends real money on clothes (…) the rest of this money goes on dinner and sex » in Peter York, A snow white tan, in designed by Peter Saville, op.cit. [↩]
61. Cf. Diogène (132), (133), (134), Les cyniques grecs, Fragments et témoignages, choix, traduction, introduction et notes par Léonce Paquet, Le livre de poche, 1992, P. 128. [↩]
62. « (VI, 68) On lui demandait si la mort est un mal : « comment serait-elle un mal, disait-il puisqu’on n’est plus conscient quand elle se présente ? », Les cyniques grecs, op.cit, p.118. [↩]
63. Une pièce graphique efficace précipite les échecs de tentatives d’interprétations. [↩]
64. « (VI, 68) La culture, disait-il, c’est la sagesse des jeunes, la consolation des vieux, la richesse des pauvres, l’ornement des riches », Les cyniques grecs, op.cit., p.118 [↩]
65. Brigitte Fontaine, KekeLand, 2002 [↩]
66. (VI, 69), « Quelle est, demandait-on, la plus belle chose au monde ? » — « la liberté de langage », répondit Diogène. [↩]