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Gigantomachie : Publier / Exposer

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Alicia Framis, Lost Astronaut. 2009

Opposant « superstructure Â», soit les valeurs politiques, morales, Ă©conomiques, esthĂ©tiques d’une sociĂ©tĂ© donnĂ©e, et « infrastructure Â», soit le climat, les ressources naturelles, les techniques de cette mĂŞme sociĂ©tĂ©, et notant que les changements opĂ©rĂ©s dans l’infrastructure conditionnaient les changements dans la superstructure, Marx a mis l’accent sur un puissant facteur de changement social : la technique.
 

Or, prĂ©cisĂ©ment, l’une de ces superstructures qui nous intĂ©ressent aujourd’hui — en tant que monde de l’art â€” semble subir l’action puissante d’une technique nouvelle, « Internet Â», qui en affecte irrĂ©sistiblement les valeurs et les principes : la digitalisation des contenus semble bel et bien nous conduire Ă  une dissolution de tous les formats traditionnels de l’art — livres, magazines, revues, musĂ©es… â€”, et l’intensification de la vie culturelle virtuelle qui en rĂ©sulte, Ă  condamner l’activitĂ© mĂŞme de ces formats voulus comme « lieux Â» de culture. Pour peu que l’on rĂ©siste aux arguments superficiels concernant la survie du livre — la nĂ©cessitĂ© de « l’avoir en main Â», « de le tenir Â», « de le sentir Â» â€” ou celle du musĂ©e — la nĂ©cessitĂ© de « rencontrer physiquement des gens Â», de connaitre une expĂ©rience « rĂ©elle et physique Â» de l’œuvre d’art… comme si la vie  et l’expĂ©rience culturelle virtuelle étaient dĂ©gradĂ©es, secondaires, sans joie rĂ©elle â€”, l’acceptation historique de la digitalisation des contenus et l’intensification de la vie culturelle virtuelle nous conduiront un jour Ă  nous poser la question de ces nouveaux « lieux Â» de l’Art, et de la validitĂ© de nos outils conceptuels traditionnels pour les analyser : quels seront les lieux et les concepts de demain qui nous permettront de dire et de penser le mot « Art Â»Â , les critères externes familiers — Â« artistes Â»Â , « musĂ©es Â», « Ă©coles d’art Â», « magazines d’art Â» â€” s’effaçant jour après jour ?
 

S’il est encore trop tĂ´t pour affronter ces questions, en attendant que nous en sachions plus sur ce processus de digitalisation des contenus et d’intensification de la vie culturelle, quelques  Ă©lĂ©ments de rĂ©flexion sur cette effet dissolvant d’internet :
 

I/ La dissolution des formats physiques : mise Ă  jour des catĂ©gories du Publier et de l’Exposer.

La dissolution des formats physiques qui frappent les « imprimĂ©s Â» et les « lieux d’art Â» met de manière tout Ă  fait intĂ©ressante l’accent sur l’identitĂ© de nature de l’édition de l’Art et de l’exposition de l’Art. Si Publier et Exposer appartiennent Ă  deux formats diffĂ©rents, l’un mobilier, l’autre immobilier, et conduisit Ă  opposer « publications d’art Â» — Ă©diteurs stricto sensu, mais aussi universitaires, journalistes, critiques d’art… â€” et « expositions d’art Â» — curateurs, conservateurs… â€”, leur dissolution simultanĂ©e et contemporaine manifeste une mĂŞme origine et un mĂŞme besoin : diffuser l’art. Si le principe de complexitĂ© a conduit historiquement Ă  distinguer nominalement ces activitĂ©s — on expose un artiste et / ou on publie un artiste â€” la dissolution technologique de ces deux formats aura mis Ă  jour leur parentĂ© de nature originelle : Publier et Exposer sont deux actes qui relèvent de la mĂŞme essence, qu’il est certes utile de distinguer, mais si et seulement si leur parentĂ© Ă  d’abord Ă©tĂ© mise Ă  jour. Ce qui semble avoir Ă©tĂ© en partie ignorĂ© jusqu’à aujourd’hui.
 

II/ On refusera donc, lorsqu’il s’agit de penser la relation — substantielle, commerciale, communicationnelle, esthĂ©tique… â€” d’une nouvelle technique omniprĂ©sente dans notre quotidien — Internet â€” et l’Art, de reconduire les oppositions de structure physique — publications/expositions â€” au profit de l’acte mĂŞme de Publier.
 

III/ On notera, toujours sur ce thème, l’étrange inexistence acadĂ©mique — pour l’écriture de l’Histoire de l’Art â€” du Publier au profit de l’Exposer. En ce sens, A brief History of Curating, par Hans Ulbrich Obrist, aussi brillant et nĂ©cessaire soit cet ouvrage, aura mis en Ă©vidence, en creux, un besoin Ă©pistĂ©mologique : dĂ©velopper des outils pour comprendre et structurer l’Art, dans ses histoires, à partir du phĂ©nomène de la publication — histoire des revues, des magazines, des maisons d’éditions comme lieu d’indexation et de manifestation de courants esthĂ©tiques â€” et non uniquement Ă  partir de l’Histoire de l’Art comme Histoire des « expositions Â» et des « Auteurs Â». Notons, incidemment, le fait qu’historiquement, la plupart des grands commissaires d’exposition ont connu une intense activitĂ© de publication bien avant de devenir finalement commissaires, animant revues et magazines.
 

IV/ On apprĂ©ciera avec ironie l’inversion de la cause et de l’effet Ă  l’œuvre dans les publications de catalogues d’exposition, signifiant hyperboliquement le conflit entre le Publier et l’Exposer, le Publier empruntant fondamentalement au rationnel — communiquer â€”, l’Exposer Ă  l’irrationel — impressionner Â» : le catalogue, rhĂ©toriquement accessoire de l’exposition, joue en fait systĂ©matiquement — et habilement â€” le rĂ´le de lĂ©gitimation à posteriori de l’exposition. Comme gage de sa valeur. On n’est Ă©crivain que si l’on a publiĂ© un livre, et l’on n’a fait une exposition sĂ©rieuse, lĂ©gitime et importante que s’il y a eu une publication. Dans cette relation de l’exposition au catalogue, se joue Ă  la fois la relation intellectuelle entre le Publier et l’Exposer, mais Ă©galement leur conflictualitĂ© politique.
 

V/ On ne condamnera pas encore le format « musĂ©e d’art contemporain Â», mĂŞme si sa rĂ©duction qualitative Ă  l’expĂ©rience — la performance â€” et l’extension quantitative de ses activitĂ©s parallèles, Ă©galement liĂ©es Ă  l’expĂ©rience — outre exposer, organiser des concerts, projeter des films, avoir une librairie, une cafeteria, visites d’enfants, workhops… tout pour les cinq sens â€” rendra sa pertinence vis Ă  vis des autres musĂ©es relevant d’autres disciplines de plus en plus difficile Ă  soutenir, ceux ci Ă©tant animĂ©s Ă©galement d’un mouvement d’extension quantitative et qualitative de leurs activitĂ©s, le Château de Versailles exposant aujourd’hui Murakami et Koons.
 

VI/ Il est intĂ©ressant de noter la pertinence du moment historique du « livre d’artiste Â»Â comme volontĂ© de dĂ©passer l’opposition entre Publier et Exposer. Si beaucoup ont vu dans le livre d’artiste, cette volontĂ© d’exposer dans l’acte de Publier, tout en conservant les qualitĂ©s de l’Exposer — l’aura de l’œuvre â€”, l’histoire complexe de ces relations entre Publier et Exposer mĂ©ritent d’être prises au sĂ©rieux et semble particulièrement sensible dans les questions liĂ©es au « livre d’artiste Â».
 

VII/ Sur cette question du phĂ©nomène rĂ©cent de l’auto-Ă©dition et du dĂ©veloppement de maisons d’éditions indĂ©pendantes, dont les NY Art Book Fair — USA â€”, Salon Light — France â€”, Missread — Berlin â€” sont les Ă©piphĂ©nomènes majeurs, il semble nĂ©cessaire d’établir des distinctions de significations contextuelles : si le livre d’artiste semble bien une manière de contourner un système de l’Art « vu Â» comme très dominant — en contournant le système des expositions et des subventions Ă  la production, au profit d’une visibilitĂ© sans mĂ©diation institutionnelle et intellectuelle du travail de l’artiste â€”, le livre photo, de mĂŞme nature que le livre d’artiste, ne cherche pas tant Ă  contourner ce monde institutionnel de la Photographie, mais au contraire Ă  y supplĂ©er, pour faire face Ă  ses faiblesses qualitatives et quantitatives. Tant et si bien qu’il faut se demander si le livre photo n’est pas, aujourd’hui, le seul rĂ©fĂ©rent Ă  adopter pour Ă©crire l’histoire de la Photographie — aux cĂ´tĂ©s des magazines et revues â€”, le Publier semble le seul structurant sĂ©rieux face Ă  l’Exposer.
 

VIII/ On se posera Ă©galement le sens du phĂ©nomène croissant des publications de graphistes, au sens de publication d’auteurs ou de chercheurs. Manifestement rĂ©sultat d’une nĂ©cessitĂ© de dĂ©charger un surcroit de force liĂ© au dĂ©clin de la relation traditionnelle entre le graphiste et l’imprimĂ©, la question qui se pose sera de savoir si le graphiste pourra rester, Ă  la suite du photographe, dans cette position de l’auteur — production d’un travail en dehors ou en contournement des contraintes de la commande â€” et y sera acceptĂ©. On sait les relations conflictuelles entre artistes et photographes du point de vue de l’histoire de l’Art, des institutions et du marchĂ© de l’Art.
 

VIII/ La dissolution des « formats Â» conceptuels : si l’intensification de la vie culturelle virtuelle produit une rĂ©action de tous les formats physiques en direction de l’expĂ©rience sensible — le cinĂ©ma et le dĂ©veloppement du 3D, la musique et le concert, l’art et la performance, sans que nous sachions encore si une telle solution est viable â€”, le bouleversement des catĂ©gories producteurs / Ă©metteurs / rĂ©cepteurs — autrement dit artistes / professionnels de l’art / public de l’art â€” pourrait bien obliger Ă©galement Ă  repenser les formats conceptuels de l’art : des notions familières comme celles d’« artistes Â», « curateurs Â», « Ă©diteurs Â», « Ă©coles d’art Â», « propositions Â», « musĂ©es Â», « galeries Â»… semblent Ă©galement subir cet effet de dissolution, sans que ne se laissent deviner de nouveaux cadres ni de nouvelles significations. Cela signifierait-il alors, dĂ©finitivement, la fin de l’épistĂ©mé — au sens foucaldien â€” contemporaine de l’Art ?
 

Yannick Bouillis
Salon Offprint

Entrevue

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