Flux

Meta

Pas de commentaires

Le perroquet de Tito

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *



Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Tito et Koki

Tito et Koki

Animal de compagnie du MarĂ©chal Tito, le perroquet Koki a Ă©tĂ© tĂ©moin de la vie quotidienne et historique du chef d’état Yougoslave durant de nombreuses annĂ©es. Le perroquet de Tito est un cacatoès Ă  huppe jaune, il a 60 ans. Il se trouve aujourd’hui dans le parc national de Brijuni en Croatie. L’archipel de Brijuni est indissociable de Tito, en effet le dirigeant de la Yougoslavie depuis 1940 jusqu’à sa mort en 1980 y avait sa rĂ©sidence d’étĂ©. Il recevait dans sa villa de nombreuses personnalitĂ©s du monde de la politique et du cinĂ©ma. Ses invitĂ©s avaient l’habitude de lui offrir un cadeau de leur pays d’origine. Ainsi a Ă©tĂ© crĂ©Ă© une impressionnante collection de plantes et d’animaux venant du monde entier, des antilopes nilgai offertes par Nehru, des Kob dons de la Zambie, des zèbres de steppes et de montagne venus de GuinĂ©e, des moutons de Somalie, une vache sacrĂ©e d’Inde, des autruches, des paons ou encore Lanka, Ă©lĂ©phant indien donnĂ© par Indira Gandhi en 1974.

Tito et le guépard

Tito et le guépard

Lors d’une visite sur l’île de Brijuni j’ai rencontré le perroquet Koki, le guide et le soigneur. J’ai également consulté les archives au musée Josip Broz Tito. Aujourd’hui Koki vit dans une cage où il est considéré comme le symbole des pionniers de Tito.

Poppy, the african grey’s talking

Poppy, the african grey’s talking

 
HUMAIN NON-HUMAIN


Dans cet enregistrement sonore datant de 1972 Tito s’adresse à Koki, son perroquet.
C’est le moment oĂą se rencontrent nature et culture, histoire et mythe, fiction et fait, corps et technologie : moment oĂą s’incarne la relation homme animal, humain non-humain.
Tito — Dobar dan Koki ! / Bonjour Koki !
Koki – kai-yah (note abrupte et gutturale cri rauque)
Tito – Kako si Koki ? / Comment vas-tu Koki ?
Koki – Kako se zoveš ? / Comment t’appelles-tu ?
Tito – Zovem se Tito / Je m’appelle Tito
Koki – Tito
(Tito chante)
Po šumama i gorama / Par les forêts et les monts
naše zemlje ponosne / de notre fier pays
idu ÄŤete partizana, / vont des brigades des partisans,
Slavu borbe pronose! / portant la gloire de notre combat !
 

Le guide : Les vocalisations du perroquet semblent requĂ©rir des stratĂ©gies de transcription particulières, procĂ©dant Ă  la fois de la traduction et de l’interprĂ©tation. Les nombreux modes de traduction dĂ©veloppĂ©s comme la transcription phonĂ©tique, l’interprĂ©tation imitative, l’onomatopĂ©e, la notation, la stylisation musicale, le sifflement, interrogent la frontière entre les espèces plutĂ´t que la difficultĂ© de transmission. DĂ©s qu’il s’agit de traduire le vivant, le traducteur doit inventer de nouveaux modes de transcription et d’écriture qui excèdent son propre medium1. Les verbes cancaner, causer, crailler, craquer, croailler, croasser, jaser, parler, piailler, siffler peuvent dĂ©crire et caractĂ©riser le rĂ©pertoire vocal discontinu et très variĂ© du perroquet. Ă€ la transcription, phonĂ©tique ou musicale, s’adjoint souvent une traduction seconde ou re-traduction, proche de l’interprĂ©tation ou de l’arrangement1. Les diffĂ©rentes traductions du perroquet nous montrent nos propres capacitĂ©s d’écoute et d’abstraction sonore2. En se tenant Ă  l’intersection de la musique et du langage, du son et du sens, la langue du perroquet nous invite Ă  des dĂ©chiffrements sans fin.

Cacatoès à huppe jaune. Famille des Cacatuidés. Ordre : Psittaciformes

Cacatoès à huppe jaune. Famille des Cacatuidés. Ordre : Psittaciformes

 
COMMUNAUTÉS HYBRIDES


Le guide : Une caractĂ©ristique des vies singulières qui se dĂ©roulent au sein des communautĂ©s hybrides homme animal est d’être constituĂ©es autour du langage. Est-il possible pour des ĂŞtres humains d’apprendre le mode de communication des perroquets ? Le rĂŞve de parler avec un perroquet, la science peut-elle nous aider Ă  l’accomplir ? Ou bien au contraire, serait-ce qu’une certaine science — analytique et progressiste — nous
aurait fait oublier la manière de communiquer pleinement avec un animal ? Quels rapports au corps, Ă  la pensĂ©e et Ă  la parole, construire ou reconstruire pour cette communication interspĂ©cifique ?
 

Le soigneur : Il s’agit de construire ce devenir avec le perroquet, non plus sur le mode Ă©puisĂ© des analogies homme animal, mais bien sur celui du respect et de la rĂ©ponse. C’est crĂ©er la possibilitĂ© de s’inscrire dans une relation d’échange et de proximitĂ© qui n’a rien d’une relation d’identification. Rien dĂ©sormais ne justifie de manière convaincante la sĂ©paration de l’humain et de l’animal, pas plus le langage que le comportement social ou
les fonctions mentales. Apprendre avec le perroquet, apprendre de ses inventions et s’inventer dans cet apprentissage, les affinitĂ©s ne sont pas donnĂ©es, mais sont activement construites3. La relation Ă  l’autre. La perception sonore de l’espace. Une connaissance incarnĂ©e oĂą le corps est un instrument du faire connaissance afin de permettre une Ă©mergence sensible du langage.

Bird’s song

Bird’s song

 
ARTEFACT RELATIONNEL


Le soigneur : Le parc zoologique peut-ĂŞtre considĂ©rĂ© comme un dispositif qui structure les relations entre des humains et des animaux captifs. Mais quels modèles de relation au monde animal sont expĂ©rimentĂ©s par les visiteurs au cours d’une visite au zoo ?
Le guide : Le zoo, par son dispositif de mise en spectacle, offre un cadre paradoxal, oĂą l’anthropomorphisation des animaux renforce la frontière homme animal plutĂ´t qu’elle ne l’efface. Ce serait de cette manière, complexe mais efficace, que la visite au zoo contribuerait Ă  l’apprentissage culturel de la distinction humaine4.
 

Devant la cage de Koki, un banc offre aux visiteurs un poste d’observation abrité sous un arbre. Dans leurs commentaires, les visiteurs montrent un désir constant, parfois quasi obsessionnel ou angoissé, de nommer ce que fait le perroquet. Équipée d’une caméra vidéo tournant en continu, je me suis mêlée aux visiteurs. J’ai enregistré à la fois le comportement du perroquet et les discours s’y rapportant.

 

(Koki tient une noix avec sa patte et il attaque avec son bec puissant pour l’ouvrir).
Enfant – Koki ! Koki ? Koki ?
Femme – Koki ? Ciao, Koki ! Koki ? Tito  
Perroquet – (L’œil immobile, le regard absorbe et soutient puis soudain il émet un oh-yaiyah
rauque dont la fin se termine par une inflexion montante).
Enfant – Koki ? Koki ?? Ciao, Koki !
Femme émue – Oh regarde il nous a répondu !
Perroquet – Ciao
Enfant – Bravo Koki ! KOKI ? Ciao, Kokiiii ? (de plus en plus fort)
Femme – Koki ?
Perroquet – (Il se lisse les plumes et accompagne son activité par un sifflement strident et dissyllabique).
Enfant – T’as vu il me regarde ! !
Perroquet – AAooo oooA (La tête relevée, le bec ouvert, les ailes abaissées)
 

Le guide : Les commentaires et Ă©noncĂ©s sont souvent liĂ©s Ă  l’attribution d’une qualitĂ© mentale : Ă©motion, sentiment par exemple liĂ© Ă  la tristesse, Ă  la souffrance « Oh, il est tout seul, il est triste, au fond de ses yeux, il souffre, Tito doit lui manquer… Â» Ou alors liĂ© Ă  son comportement, le visiteur parle pour l’animal « il veut attraper, il a voulu le prendre, il cherche quelque chose Ă  manger, il m’a montrĂ© que, il fait l’imbĂ©cile, il dit bonjour… Â» Ou Ă  une activitĂ© mentale « il se souvient, il a changĂ© d’avis… Â» Ou encore Ă  son bien-ĂŞtre « il est bien sur son perchoir, il s’amuse… Â» Mais aussi Ă  sa personnalitĂ© « il est gentil, il est timide, mignon, rigolo… Â» Et Ă  sa qualitĂ© physique : plume, huppe, taille, yeux.

Le perroquet est-il devenu progressivement une personnification de Tito ? Le perroquet pourrait-il ĂŞtre un document vivant, autrement dit, un artefact relationnel, un avatar, un medium, une incarnation de Tito ?

Le soigneur : La connexion animal esprit est intrigante, elle renvoie Ă  l’idĂ©e que certains animaux sont potentiellement connectĂ©s Ă  des formes d’intelligence qui les dĂ©passent et que toute relation avec eux engage une relation avec celles-ci. Certains animaux occupent la place de truchement (le LittrĂ© dit : « truchement Â» : accordeur, entremise, intermĂ©diaire, interprète, moyen, porte-parole, reprĂ©sentant, traducteur) pour accĂ©der au monde des esprits5. De mĂŞme que les recherches sur la tĂ©lĂ©pathie peuvent nous interroger sur la naissance de la parole, la mĂ©thode pour se sentir perroquet (fiction corporelle) est susceptible de nous questionner sur les conventions de la reprĂ©sentation en science et en cryptographie.

Stardust the Super Wizard

Stardust the Super Wizard

 
SCIENCES COGNITIVES


Le guide : Le perroquet fait preuve d’une capacitĂ© cognitive Ă©tonnante. La forte densitĂ© en neurones de son cerveau – en particulier dans la rĂ©gion frontale lui sert Ă  dĂ©velopper les fonctions cognitives supĂ©rieures, comme apprendre un langage, manipuler des nombres, des formes, utiliser des outils, anticiper des Ă©vĂ©nements ou faire preuve d’empathie. DotĂ©s d’une excellente mĂ©moire, les perroquets assimilent un vocabulaire et peuvent comprendre le sens des mots. C’est l’un des rares animaux Ă  pouvoir s’exprimer dans le langage humain. Cette capacitĂ© facilite grandement la communication interspĂ©cifique et les Ă©changes entre des individus d’espèces diffĂ©rentes. Ces Ă©changes passent en effet non seulement par le langage mais par les gestes, les attitudes, les signes parfois imperceptibles.
 

Le soigneur : L’imitation de mots humains par le perroquet pose la question de chercher Ă  identifier les facteurs favorisant l’imitation d’un mot plutĂ´t qu’un autre6. Certains mots sont probablement plus faciles Ă  prononcer que d’autres pour le perroquet. Un autre facteur jouant un rĂ´le majeur est celui de la frĂ©quence de rĂ©pĂ©tition des mots. Le perroquet apprend des mots très fortement contextualisĂ©s, prononcĂ©s avec un ton particulier et une intensitĂ© forte. Il semble ainsi que de nombreux facteurs sociaux et environnementaux peuvent favoriser l’apprentissage de certains mots plutĂ´t que d’autres. Le perroquet Ă©met non seulement des mots, mais aussi des vocalisations spĂ©cifiques dans certains contextes. A savoir les cris d’alarme, les vocalisations de demande de nourriture, des cris de dĂ©tresse, des cris de contact, des protestations agonistiques.
 

Le guide : Le perroquet a la capacitĂ© d’apprendre des sons tout au long de sa vie, il montre une grande plasticitĂ© et il est capable d’apprendre Ă  imiter tout son de son environnement. Dans la mesure oĂą le perroquet est capable d’imiter tous les sons de son environnement, il est difficile de dĂ©terminer dans quelle mesure les cris qu’il produit sont liĂ©s Ă  des prĂ©dispositions ou s’ils sont simplement imitĂ©s et/ou appris.

Irene Pepperberg et Alex, perroquet gris du Gabon

Irene Pepperberg et Alex, perroquet gris du Gabon

Irène Pepperberg a montrĂ© que la rĂ©putation des perroquets de rĂ©pĂ©ter sans comprendre le sens des mots Ă©tait des plus fausses, relevant surtout de l’anthropocentrisme sĂ©culaire mais fortement enracinĂ© dans les esprits mĂŞme scientifiques. L’imitation est une compĂ©tence cognitive non seulement requĂ©rant des capacitĂ©s intellectuelles complexes mais, surtout, conduisant, Ă  des compĂ©tences cognitives très Ă©laborĂ©es7.

Le perroquet de Tito opère ainsi sur les frontières entre la fiction et le réel, l’esthétique et le politique. C’est est un défi aux discours qui divisent l’esprit et la chair, l’âme et le corps, le sujet et l’objet, la vie et la matière, le surnaturel et le naturel. C’est une sorte de fable qui invite à l’élargissement des engagements relationnels ainsi engendrés et augmentés à travers des échanges de dons et d’autres formes de mutualité.

Felicette, premier chat dans l’espace (CERMA 1963)

Felicette, premier chat dans l’espace (CERMA 1963)

  1. Érik Bullot, « Langue des oiseaux Â», Doletiana, Revista de traducciĂł Literatura i Arts, 5/6, TraducciĂł i interartialitat, UniversitĂ© autonome de Barcelone, p. 1-16, 2016 []
  2. Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Les Éditions de minuit, Paris, 2001 []
  3. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, Éditions de l’éclat, Paris, 2003 []
  4. VĂ©ronique Servais, « La visite au zoo et l’apprentissage de la distinction humaine Â», Revue d’anthropologie des
    connaissances
    , Vol. 6, n°3, pages 157 à 184, 2012—2013 []
  5. Dominique Lestel, Ă€ quoi sert l’homme ?, Fayard, PARIS, 2015 []
  6. Nicolas Giret, Communication référentielle chez le perroquet gris du Gabon, Université Paris X, 2008 []
  7. Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si…on leur posait les bonnes questions, Éditions La découverte, Paris, 2012 []

Entrevue

Beauregard