Çà, donne-moi ta coupe attrayante, et ne sois pas avare pour moi de l’or qu’elle renferme, du vin vieux qui doit circuler parmi les convives. Ne diroit-on pas qu’un collier de perles, formé par la liqueur qui dissipe les ténèbres, brille à la surface de cette coupe! Ce vin a jeté un vif éclat, alors qu’il a pétillé dans le verre, et je me suis écrié: Oui, ce vin est extrait de la grappe des pléiades!1
Dans son roman Le Double, publié en 1846, Fiodor Dostoïevski invente une drôle d’histoire: celle d’un homme, le conseiller titulaire Yakov Pétrovitch Goliadkine, qui, en se promenant dans les rues enneigées de Saint-Pétersbourg, se découvre un double.
Longtemps, et comme d’autres sans doute, j’ai été intriguée par la possible existence de ce même phénomène dans le milieu du design graphique français. Car c’est bien à deux personnes différentes, et pourtant chacune graphiste, que le hasard malicieux a fait appartenir un même prénom et nom: Pierre Bernard.
Un patronyme identique a ainsi été partagé par le grapusien Pierre Bernard (1942-2015)2 et par son «double» Pierre Bernard (1940-1995), figure plus discrète, mais qui aura marquée le milieu éditorial français de la seconde moitié des années 1960 à la fin des années 1980.
Pierre Bernard est né à Millau dans l’Aveyron, «dans une clairière de bronzes et de marbres»3, allusion directe à une ascendance de tailleurs de pierre dont le grand-père, Joseph Bernard, sculpteur, fit la renommée en participant à l’exposition internationale des Arts décoratifs en 1925.
Du petit-fils Pierre, le typographe et graphiste, on connaît – sans souvent le savoir tant son patronyme a pu créer de confusions –, les fameuses couvertures de «10/18» dont il sera question ici, même si l’histoire de cette collection née de l’Union Générale d’Édition (UGE), pourra plutôt être vue comme une des toiles de fond à ce récit.
Ce dernier tire son sous-titre d’un genre de poésie courtoise arabe, le ghazel, célébré par Johann Wolfgang von Goethe dans son recueil de poésie le Divan occidental-oriental, paru en 1819, qui désigne le chant que l’on adresse à l’être aimé4.
Son titre, lui, emprunte à un article du journaliste Christophe Ayad, écrit pour Libération en décembre 2002, où l’on découvre que «la vie de Pierre Bernard a connu des pleins et des déliés, des blancs et des ombres»5.
Ce sont ces formes d’apories, ces «blancs» et ces «ombres», qui, paradoxalement, peuvent devenir des indices que nous tenterons de développer en les assemblant, à la manière d’un enquêteur, ou d’un collectionneur, sur un mur afin de laisser l’espace de leur accrochage révéler, ici, le portrait d’une figure trop peu connue.
L’allusion au Divan occidental-oriental est un de ces indices. Il servira à revenir, à partir de l’éclairant essai de l’historienne Maude Leonhard Santini consacré à Paris, librairie arabe6, sur cette part de l’histoire de Pierre Bernard qui le voit passer d’une carrière de typographe à celle d’éditeur marqué par son séjour en Algérie entre 1960 et 1962.
L’autre indice concerne justement cette carrière de graphiste que l’anecdote patronymique, exposée précédemment, aura quelque peu éclipsé. Nous allons maintenant voir que celle-ci fut relativement dense et concentrée dans un paysage littéraire français où dominent les figures des éditeurs Christian Bourgois (1933-2007) et Dominique de Roux (1935-1977).
——————————————————————
Avant le Divan
——————————————————————
D’abord autodidacte dans son apprentissage de la typographie, qu’il a néanmoins parfait à Hambourg en 1959, avant d’aller faire son service militaire en Algérie entre 1960 et 1962, Pierre Bernard rentre en France marqué par son séjour et par des rencontres qui auront, que ce soit d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, une influence sur sa future carrière d’éditeur.
À son retour en France, il devient rapidement un des collaborateurs de l’atelier Pierre Faucheux où il apprend la rigueur du métier et retrouve un goût pour la création littéraire qui ne l’avait pas quitté depuis son enfance passée à composer des poèmes dans l’atelier de son père7.
De ce moment, au milieu des années 1960, passé à travailler avec Pierre Faucheux dans son atelier rue Vauquelin à Paris, restent plusieurs éléments.
Une lettre écrite en 1965, que conserve l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine8 où Bernard revient de façon dithyrambique sur sa collaboration avec l’atelier et ce qu’il a pu apprendre auprès du typographe «aux millions de couvertures».
Et puis, deux numéros d’une revue trimestrielle éphémère que Pierre Bernard lance au printemps 1965 après en avoir confié la composition à Pierre Faucheux. Mammouth, «revue d’expression directe», est un fugace déjeuner de soleil dédié à la poésie, tiré pour chaque numéro à 700 exemplaires au format in-8º carré. La revue mettait en avant les textes des artistes Raymond Perrot, François Derivery ou encore de l’écrivain Anne-Lise Grobéty. Certains, comme Perrot et Derivery formeront, au début des années 1970, le groupe de peintres DDP (Derivery Dupré Perrot), tenants d’une Figuration narrative qui agitera un temps le milieu artistique français.
Reste enfin le travail que Pierre Bernard réalisa auprès de Faucheux pour les éditions Julliard. Celles-ci avaient lancé, en 1953, sous la direction de Maurice Nadeau (1911-2013)9, la revue Lettres nouvelles (LN) et la collection du même nom.
En 1964, l’atelier de Pierre Faucheux (APF) répond à des commandes de Julliard, d’abord pour une nouvelle collection, «Gadget», dans laquelle sont publiés deux ouvrages à caractère situationniste: L’Illusion tragique illustrée de Jean-Pierre George, et L’Autopsie de Dieu de son frère François George. Les deux livres, qui sortent simultanément au printemps 1965, sont composés en Gill Sans, imprimés sur un papier saumon au format 12x21cm, dans un agencement dynamique où les détournements de bande-dessinée affirment un peu plus l’allégeance des frères George à l’Internationale Situationniste.
Parallèlement, l’APF va également renouveler la maquette de la revue LN et composer, en Caslon de la fonderie Berthold, les nouvelles couvertures de quelques ouvrages de la collection éponyme qui, depuis une dizaine d’années, s’enrichit d’auteurs révélés par Nadeau au nombre desquels Bruno Schulz, Witold Gombrowicz ou encore Malcom Lowry. Le chef de fabrication de la maison Julliard gardera trace, au travers de la correspondance avec Pierre Bernard et Pierre Faucheux, des modèles et des essais typographiques proposés tandis que l’année 1965 voit les éditions Denoël récupérer la collection «Lettres nouvelles» et conserver le format étroit (± 11,5x20cm), mais augmenté du choix du caractère Garamont, diffusé par la fonderie Deberny et Peignot, pour la couverture.
Cette reprise par Denoël, maison devenue propriété de Gallimard en 1946, n’est probablement qu’une des conséquences de la disparition de René Julliard en 1962.
La réorganisation de l’organigramme de sa maison d’édition, en plus de voir partir Maurice Nadeau chez Denoël, place également Christian Bourgois, alors premier collaborateur de René Julliard10, à la direction d’un des acteurs importants de l’histoire de l’édition française. Mais un acteur très endetté. La période étant aux rachats et aux concentrations des maisons d’édition, Bourgois doit céder, en 1965, Julliard au Groupe des Presses de la Cité.
Prenons ici le temps d’un seul exemple, éclairant pour notre récit, de ces mouvements de concentration qui peuvent paraître pour le moins nébuleux tant ils se font parfois «poupées russes»: en 1963, l’Union financière de Paris (UFP) soutient, face à Hachette, les éditions Plon et place à leur tête Thierry de Clermont-Tonnerre (1913-1975). Ce dernier, inspecteur des finances passé dans la carrière privée, notamment comme associé-commanditaire-gérant de l’UFP, va faire entrer les éditions Julliard dans l’Union générale d’édition (UGE).
Un article du Nouvel Observateur, daté du 6 mai 1965 et intitulé «La nuit du 4 août», explique:
l’Union financière de Paris […] acquit la vénérable maison Plon, son imprimerie, son hôtel particulier et les immeubles attenants. Les dirigeants de l’Union financière de Paris, MM. de Clermont-Tonnerre, du Closel, de la Baume […] et Guéronik, fondèrent alors l’Union générale d’édition qui devait bientôt contrôler, sans compter Plon et ses filiales (10/18, Voici, etc.) les éditions Julliard, la société de distribution Sequana, les éditions J.-J. Pauvert, les éditions du Rocher etc. […] Directeur de l’Union générale d’édition, Thierry de Clermont-Tonnerre — beau visage calme, bureau sans lumière et sans ornements — […] vient d’associer son affaires aux Presses de la Cité […] “Quand nous avons fondé l’Union générale d’édition [UGE], c’était parce qu’il était nécessaire de regrouper les diverses affaires d’édition que nous contrôlions […] c’est à un autre regroupement que nous procédons aujourd’hui. Les Presses de la Cité, que dirige M. Nielsen, représentent, à nos yeux la plus grande réussite de l’édition française de ces dernières années. Nous nous associons à lui dans une parfaite égalité [ici l’article indique en note: “En fait les Presses de la Cité sont nettement majoritaires”]. L’Union financière devient un important actionnaire des Presses de la Cité par l’échange d’actions Plon et Julliard.”
Pour résumer, en 1963, un an après la disparition de René Julliard, l’UFP englobe, via le truchement de l’UGE, un nombre conséquent de maisons d’édition parmi lesquelles Plon et Julliard, mais aussi la collection «10/18», fondée en 1962 par Michel-Claude Jalard et Paul Chantrel, directeur général de la Librairie Plon. Comme le rappelle l’historien Jean-Yves Mollier, «10/18» est née à partir de l’UGE dont on retient qu’elle fut essentiellement «un montage juridique qui permit à Plon de posséder sa propre collection de poche11.»
——————————————————————
Dix Dix-Huit
——————————————————————
Précisons tout de suite qu’avant d’être «10/18», la collection de poche s’est d’abord intitulée «Le monde en 10/18».
Importante pour compléter le portrait de Pierre Bernard, l’histoire de cette collection portée par l’UGE, permettra également l’esquisse des rapports que Bernard a entretenu avec Christian Bourgois et Dominique de Roux.
L’arrivée du «Monde en 10/18» correspond – dix ans après la création du «Livre de Poche» par Henri Filipacchi pour Hachette12 –, à ce moment, décrit par l’historien Bertrand Legendre, où «l’édition de poche concentre sur elle les enjeux de démocratisation et de légitimité culturelle, en même temps qu’elle met en jeu le statut du livre et de l’œuvre13.»
Face aux débats contradictoires qui vont chahuter le monde intellectuel à propos du «phénomène poche» – on se rappellera ici des deux numéros que la revue Les temps modernes, dirigée par Jean-Paul Sartre, consacre à la question du livre de poche en 196514 –, l’un des fondateurs de la collection «Le monde en 10/18», Michel-Claude Jalard va, lui, analyser la culture «comme une valeur que le poche rend accessible à chacun, la libérant du secret derrière lequel elle se dérobait15».
Cette accessibilité libérée se traduit, pour «Le monde en 10/18», par un éclectisme des contenus. Sont en effet diffusés des ouvrages issus de genres très divers: philosophie, textes religieux, romans, sciences, sciences sociales, histoire. Le catalogue de la collection, d’abord ordonné par numéros jusqu’en 1964, s’organise en catégories où se classent les parutions et où, parmi celles-ci, règnent la littérature classique, l’histoire et les sciences sociales.
La domination, en terme d’achat par le public, de ces trois catégories est une tendance qui couvre le milieu des années 1960. En 1966, afin d’encore mieux tirer parti de ces préférences, les ouvrages du «Monde en 10/18» vont désormais se ranger dans trois larges ensembles – «Bibliothèque 10/18», «L’Inédit 10/18» et «Unesco 10/18» –, où se redistribuent certains ouvrages déjà parus dans la collection initiale, mis à part ceux consacrés aux arts plastiques qui se retrouvent sous le label «Unesco 10/18»16.
Malgré cette clarification, la difficulté à pleinement saisir le propos éditorial des poches version «10/18» est palpable. À lire le catalogue complet de 196517, on y constate un bazar lumineux qui masque pourtant mal le manque de ligne éditoriale. Claude-Michel Jalard tentera d’y pourvoir, mais le ralentissement des parutions, certainement dû à l’impossibilité de fidéliser un lectorat qui, par ailleurs, se voit offrir par d’autres éditeurs une gamme grandissante de titres au format poche, signe la fin de première époque «10/18»18.
Une ultime tentative sera faite pour essayer de relancer la collection. Elle est d’ordre formel. Abandonnant la maquette de couverture initiale19, Michel-Claude Jalard et la direction de Plon décident de faire appel au graphiste Roman Cieslewicz (1930-1996)20.
Polonais installé à Paris en 1963, Cieslewicz est directeur artistique du magazine Elle depuis 1966, en remplacement du photographe et graphiste suisse, Peter Knapp, qui y avait brillamment officié dès 1959.
En 1967, Cieslewicz réalise les couvertures de la nouvelle revue Opus international. Celles-ci célèbrent son sens visuel et ses détournements iconographiques filtrés par une maîtrise technique et sensible (découpage, collage, image hyper contrastée et saturée de couleurs acides, etc.).
Ses collages et ses compositions aux couleurs «pop» attirent indéniablement le regard et c’est sans doute cette forme de séduction qui motive Jalard.
La collaboration entre le graphiste et l’UGE fut pourtant courte. La radicalité de sa proposition graphique contrastait trop avec la ligne visuelle précédente. Entre le pop assumé et la simplicité mal réglée, un équilibre devait être trouvé.
Celui-ci viendrait d’un choix de la nouvelle direction bicéphale pour ce qui allait, en 1968, se réduire à la formule «10/18».
——————————————————————
Sven, Christian, Dominique et Pierre
——————————————————————
On l’a rappelé, en 1965, Christian Bourgois à la tête des éditions Julliard depuis la mort de leur fondateur René Julliard, doit céder les éditions au Groupe des Presses de la Cité qui vient de s’associer à l’UFP. À la tête du Groupe des Presses de la Cité un homme, Sven Nielsen (1901–1976), incarne cette figure d’entrepreneur plus enclin à faire fructifier ses affaires (distribution et édition) qu’à être pleinement concentré sur la construction d’une cohérence éditoriale21.
L’historien François Dosse revient sur la rencontre plus qu’électrique entre Bourgois et Nielsen au moment de la cession de Julliard: «Nielsen, devenu son nouveau patron, convoque Bourgois pour lui dire crûment: “vous savez que vous avez perdu un milliard? Les gens qui font des chèques en bois, on les met en prison. Eh bien, monsieur Bourgois, je vais vous envoyer en prison.”22»
À défaut d’embastiller Bourgois, Nielsen, lors d’un dîner chez le jeune éditeur, en 1966, lui recommande de fonder sa propre maison d’édition. Ce paradoxal conseil est suivi de faits concrets où Nielsen s’engage à remettre Julliard à flot, tandis que la nouvelle structure éditoriale fondée par Bourgois se transforme en «laboratoire littéraire»23pour les Groupe des Presses de la Cité. Cette nouvelle maison, Christian Bourgois Éditeur, est majoritairement détenue par le Groupe et, à 20% seulement, la propriété de Bourgois. Qu’importe, ce dernier continue d’assumer parallèlement la direction des éditions Julliard mais aussi de Plon24.
En plus d’être un laboratoire, la maison d’édition qui porte son nom est, pour Christian Bourgois à l’époque, une maison d’édition «en marge»25. Il faut entendre par là que Christian Bourgois Éditeur cherche à se définir au travers d’une ligne éditoriale claire où seront regroupés jeunes auteurs de la Beat Generation, rééditions de livres anciens, etc. Comme Bourgois l’expliquait plus tardivement:
Je fais de l’édition de la manière la plus égoïste possible. J’ai réussi à me constituer, avec mes éditions, une bibliothèque selon mes goûts et mes phantasmes. J’ai fait ces livres pour moi, pour ma femme, pour une quinzaine de personnes. Je suis frustré du manque de lecteurs. Comment arriver à obtenir des lecteurs qui lisent plus? J’ai peut-être 500 à 1000 lecteurs pour chacun de mes livres. Mon but n’est pas de vendre mes livres, je ne fais pas de “commercial”, mais de trouver un nombre important de lecteurs. Et sur ce point un éditeur va d’échec en échec, jamais l’audience des livres ne répond à son attente. Éditer, c’est une activité qui me bouleverse, mais qui me rend triste, à cause de cette déception.26
À la tête de sa maison d’édition, Bourgois est secondé par l’écrivain et éditeur Dominique de Roux, sur lequel nous reviendrons. S’ajoutent à ce binôme inattendu, les écrivains Michel Bernard et Jean-Claude Brinsville. Ensemble ils établissent «le premier programme de publications [de Bourgois Éditeur] pour l’automne 1966: Jorge Borges, Ezra Pound, puis Fernando Arrabal, Maurice Clavel, Allen Ginsberg, Henry Miller, Roland Topor…27»
Ces choix sont tout autant ceux de Christian Bourgois que de Dominique de Roux, devenu en 1966, directeur littéraire chez Julliard. Les deux hommes seront, dans la seconde moitié des années 1960, «le duo le plus novateur et imaginatif de l’édition française»28.
Si j’ai pu parler de «duo inattendu», c’est aussi parce que cette union ne s’est pas faite avec le naturel qu’on imaginerait chez deux lecteurs également curieux et avides de transmettre, à cette génération de trentenaires qui est aussi la leur, des œuvres d’ici et d’ailleurs. Comme le note l’écrivain Jean-Luc Barré, parlant de Dominique de Roux et citant par ailleurs Bourgois:
C’est après une longue période d’attente et de méfiance réciproque que l’aristocrate effervescent, hautain et impulsif, aux jugements tranchés et aux initiatives souvent sulfureuses, et l’énarque lointain, habile et ondoyant, aux avis pondérés et aux audaces calculées, ont fini par se reconnaître de réelles affinités. «[…] Je prenais Dominique pour un petit hobereau réactionnaire et lui ne voyait en moi qu’une sorte de gauchiste mondain.»29
Les deux caractères opposés arrivent paradoxalement à s’entendre et même si Bourgois dira plus tard de Dominique de Roux qu’il avait «des gifles au bout des doigts, au bout de la langue», c’est pour mieux signifier combien ce personnage provocateur avait besoin de «cette forme d’agressivité «[…] afin de décaper les gens, […] de casser les masques»30.
En 1968, la paire contrastée va reprendre les rênes de la collection «Le monde en 10/18». Sven Nielsen voulait d’abord se débarrasser de cette collection qui vivait au ralenti depuis 1965, mais il décide de laisser leur chance à Christian Bourgois et Dominique de Roux pour remonter les choses. Le premier geste de Bourgois est de solder à Gibert 300 000 exemplaires invendus issus du «Monde en 10/18», puis de lancer une nouvelle collection sous le titre raccourci de «10/18»31. Revenant, pour le Magazine Littéraire, sur ce que nous pourrions appeler la première période du fameux format 10x18cm, Christian Bourgois explique:
[«Le monde en 10/18»] fut fondé à un moment où la vente des livres en format de poche connaissait une expansion trop rapide, lorsque les éditeurs croyaient que l’on pouvait tout publier en format de poche et concurrencer sur son propre terrain le Livre de Poche Hachette, qui, sous l’impulsion de Guy Schoeller, connaissait alors un très grand succès. La première liste de [la collection] était très éclectique […] Ce que voulait à l’époque faire [«Le monde en 10/18»] c’était tout simplement offrir toutes sortes de textes de manière plus accessible […]32
L’éditeur poursuit son analyse de l’échec de cette première collection dont l’astre a pâlit avec régularité entre 1962 et 1968, et ce malgré l’attention que va lui consacrer Michel-Claude Jalard:
[…] Dans un deuxième temps, Michel-Claude Jalard s’est occupé [du «monde en 10/18»] et a donné à la collection une véritable direction littéraire et politique. Mais en même temps, et un peu par la force des choses, la collection avait tendance à partir un peu dans toutes les directions, et à se multiplier en sous-collections, ce que je crois très dangereux pour l’édition de poche […]Et tous les stocks se sont accumulés dans les entrepôts de l’Union Générale d’Édition […] Au début de 1968, on s’était résigné à une quasi-disparition [du «monde en 10/18»]33
Devant ce constat, Christian Bourgois et Dominique de Roux vont, nous l’avons vu, assainir les stocks et assez rapidement revenir à un rythme de publication de cinq nouveaux titres par mois dès l’année 1970. Bourgois expliquait en 1986:
Dans la collection «10/18», édition de poche, ce qui m’a intéressé c’est de refuser une hiérarchisation des écrivains. Mais 68 a facilité ce mouvement, et les livres de poche de la collection expriment une “neutralité culturelle”. Je suis contre la spécialisation des éditeurs qui pensent que les livres théoriques, de recherche doivent être chers. «10/18» c’est aussi mettre tous ces courants de recherche à la portée d’un grand nombre34
La nouvelle ambition de «10/18» est d’ouvrir encore plus largement la voie au format poche de l’UGE et d’y diffuser les éléments d’une bibliothèque rêvée par Bourgois et de Roux. Des circulations se font entre Bourgois Éditeur et «10/18» et l’on retrouve, sous les deux labels, les ouvrages d’un même auteur. «10/18» ouvre aussi ses portes aux publications universitaires et reflètent les directions intellectuelles de l’époque. Les sciences-humaines et sociales y dominent, ainsi que la littérature35 et dans les années 1980, alors que Dominique de Roux a quitté la direction de «10/18» en 1972 et que Christian Bourgois est désormais seul aux commandes, les séries de la collection sont devenues l’indice des orientations fortes prises par l’éditeur36.
Ainsi, presque une dizaine d’années après la reprise de «10/18» par Bourgois, 17 séries se sont créées37, la moyenne pour les premiers tirages de chaque volume est de 10 000 exemplaires et la collection illustre pleinement l’idée d’un savoir pluriel et exigeant, largement diffusé et rencontrant un public principalement étudiant.
Au moment de la reprise du «Monde en 10/18» et de la création de «10/18», Bourgois et de Roux se sont également rendus à l’évidence qu’il fallait signifier ce changement, non pas dans la continuité, mais dans la réplique, au sens que lui donnent la musique et le théâtre.
«10/18» allait ainsi répliquer, c’est-à-dire poursuivre le dialogue avec «Le monde en 10/18», mais dans une tonalité différente.
Celle-ci, on l’a noté, a été lisible dans les choix éditoriaux et la diffusion de textes classiques, tout autant que dans la circulation existante entre la niche des textes publiés chez Christian Bourgois Éditeur et leur passage dans la collection poche de l’UGE.
Mais il fallait aussi rendre cette nouvelle tonalité visible. Pour cela, c’est certainement Dominique de Roux qui présentera Pierre Bernard – qu’il connaît déjà depuis 1964, et qui, nous le verrons, avait travaillé comme maquettiste pour de Roux –, à Christian Bourgois. Ce dernier a des exigences simples, pour lui une couverture doit être:
Un objet agréable, mais sans sophistication. Quand on publie une collection de poche, on n’essaie pas d’imposer un style graphique, mais des livres et le maquettiste doit être au service du texte et de l’auteur […]38
Poursuivant sa description, Christian Bourgois ajoute, en nommant le typographe,
Pour «10/18», Pierre Bernard a conçu une couverture qui me semble plaisante, solide, et qui, je pense, pourra tenir plusieurs années. C’est un style de couverture beaucoup plus sobre mais beaucoup plus efficace: je ne crois pas qu’on achète un livre de poche parce qu’on a été choqué par la couverture. Tout au moins pas un ouvrage de Lénine ou de Lupasco ni même de Boris Vian.39
C’est donc à la fin des années 1960 que Bernard rejoint la collection «10/18» et lui donne la forme que nous croisons régulièrement chez les bouquinistes et dans les bibliothèques publiques ou familiales.
«10/18» hérite des propositions graphiques précédentes, mais ne cherche pas à les combiner, ni à les confondre. En effet, les traits principaux de la maquette de couverture conçue par Pierre Bernard tiennent plutôt à un équilibre entre les éléments principaux (nom d’auteur, titre, marque) et une iconographie qui semble flotter librement sur un fond coloré.
On remarquera que le caractère de titrage est le même que celui utilisé pour les couvertures de la collection «Gadget» chez Julliard. Il s’agit du Clarendon, un caractère à empattements carrés, initialement dessiné par Robert Besley (1794–1876) pour la fonderie anglaise Thorowgood and Co., en 184540.
Largement utilisé au cours du XIXe siècle comme caractère d’affiche, il avait été initialement dessiné pour être utilisé comme caractère de contraste dans les dictionnaires et les livres de références généralement composés en caractères romains41.
Au début des années 1950, le graphiste suisse Hermann Eidenbenz (1902-1993), va dessiner pour la fonderie Haas’che de Bâle, une énième version du Clarendon. La variante médium de ce caractère est certainement celle visible sur les couvertures de «10/18».
S’ajoute à cette dernière l’usage systématique, mais instable, d’un large filet gras-maigre, dans une couleur souvent complémentaire au fond choisi pour telle ou telle couverture. Ce filet sépare le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage, mais sa longueur, qui varie d’une couverture à l’autre, semble une coquetterie efficace qui joue plus du signal que du surlignement42.
Dans la suite de couvertures présentées ici, qui couvrent la période 1969-1978 et ne cherchent pas l’exhaustivité43, on remarque néanmoins des gestes graphiques récurrents venant sculpter la forme visuelle que Pierre Bernard développe pour «10/18»44.
Ces gestes, souvent révélateurs de jeux de découpages/détourages relativement basiques, isolent une figure précise (on pense à la couverture montrant Jean Paulhan lisant un livre, pour le colloque de Cerisy dédié à son écriture et à ses rapports à l’ethnologie, la peinture ou encore la politique), ou convoquent une iconographie symbolique (la couverture du dictionnaire Littré, par exemple, qui mêle portrait officiel de Émile Littré et armée de volumes en parade).
Ils deviennent ainsi une manière de faire «vitrine», et de tisser, par la possibilité des associations d’idées entre titre et image, un lien avec le lecteur qui est aussi un regardeur de couverture.45.
La marque «10/18» elle-même, est partie intégrante de ces découpes et de ces collages. Si elle reste immuable sur la quatrième des couvertures – où d’ailleurs apparaît le nom de Pierre Bernard en qualité de compositeur –, sur la première des couvertures, en revanche, la marque est mouvante. Elle se déplace pour mieux composer avec le visuel qui vient, souvent, la masquer partiellement. D’un côté «sacralisée» — telle la combinaison chiffrée mais partagée d’un accès aux savoirs ; la marque est, de l’autre, chahutée par une mobilité évolutive.
En somme, ce qui compte sur la première de couverture ce sont donc bien trois éléments aux rôles clairement distribués (auteur/titre/ et l’ensemble filet gras-maigre, visuel, et marque). Dans quelques cas, ces éléments sont augmentés d’une marque supplémentaire venant se placer en tête de couverture, à la gauche du nom de l’auteur. C’est le cas pour la collection «L’aventure insensée» qui regroupe, entre autres, les ouvrages de Robert Louis Stevenson. Ou encore pour les ouvrages de Jack London, réunis dans la collection «L’appel de la vie», reconnaissable au blason à tête de loup stylisé, placé lui aussi, en tête de couverture et rappelant l’ouvrage le plus populaire de London, Croc-Blanc.
Le caractère Clarendon, dont nous avons vu qu’il avait été créé à l’époque victorienne (1837–1901), semble pointer un modèle possible des compositions en première couverture. Dans les versions où le découpage domine, on pense, comme une hypothèse évocatrice, à ces photocollages auxquels se prêtaient la bourgeoisie britannique — plus précisément, les femmes de la bonne société anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle.
On doit à l’historienne Françoise Heilbrun, et aussi à l’historienne Elizabeth Siegel, deux études sur l’art du photocollage victorien46. À la suite de l’invention de la photographie en 1839, de petits portraits photographiques apparaissent comme personnalisation de cartes de visite47. Ces portraits, découpés et manipulés par ceux, et surtout celles, qui peuvent se les procurer, deviennent motifs, parmi d’autres, à des travaux manuels conservés dans des albums pour le divertissement d’un cercle privé.
De cette activité qui anticipe les photocollages dadaïstes, on retient l’idée d’association et celle de théâtre miniature imagé. Détachées de leur fonction initiale, découpées en fragments, les photographies amputées recomposent des scènes amusantes et souvent chargées de sous-entendus48. C’est ce par-dessous de l’image devenu le par-dessus du livre, que les couvertures de Pierre Bernard activent.
Dans la petite suite de premières de couverture ci-avant, on distingue enfin une autre récurrence. L’usage d’un portrait de l’auteur, soit détouré (comme pour Paulhan, ou Flanders), soit à fond perdu (comme pour Gombrowicz), soit enfin, compris dans un «cadre» (ovale pour Jouve, rectangulaire à bords ronds pour Robbe-Grillet, Butor ou Michelet).
Si l’idée de cadre renvoie à la forme classique des bordures et des encadrements49, il a en commun, avec le détourage, d’avoir été notamment facilité, dans le champ des techniques photographiques et d’imprimerie, par la fabrication des clichés. On entend par là les films «reproduisant l’image d’un modèle photographié […] Positifs ou négatifs, au trait ou tramés, les clichés photographiques de reproduction […] concourent, en particulier, à l’établissement de clichés d’impression pour la typographie et l’offset50.»
Pierre Bernard double donc des possibilités techniques, largement améliorées au milieu des années 1960, et en fait le vocabulaire formel d’une écriture graphique qui emprunte aux avant-gardes, à la presse illustrée, mais aussi à la culture pop51.
Comme on va le voir, cette manière de faire n’a pourtant pas eu pour unique espace démonstratif les couvertures de la collection «10/18». Elle s’est aussi, et d’abord, révélée sur les couvertures de la revue Les Cahiers de l’Herne. Nous verrons enfin comment, dans sa pratique d’éditeur, Pierre Bernard a poursuivi ces gestes formellement simples et efficaces.
——————————————————————
«L’Hydre de l’Herne» et les Cahiers Blancs
——————————————————————
La rencontre entre Pierre Bernard et Dominique de Roux a certainement lieu au moment où ce dernier devient directeur littéraire des éditions Julliard et Plon.
Rappelons que lorsqu’il travaillait avec Pierre Faucheux, Pierre Bernard avait collaboré à la maquette des livres des frères George, publiés dans la collection «Gadget» chez Julliard. Il est donc familier52 de la maison d’édition où arrive de Roux.
Ce dernier53, depuis 1956 (il a alors juste 21 ans), ronéote des petits cahiers littéraires qu’il finit par publier et faire tirer chez un imprimeur, à 300 exemplaires, avec l’aide financière des membres de sa famille. Son frère Xavier de Roux, aurait trouvé le titre de cette première revue, L’Herne, en référence à la mythologique Hydre de Lerne, serpent aux multiples têtes qui repoussent sans cesse.
La métaphore de l’incessante survie explique sans doute qu’après la faillite de l’imprimeur chez qui les premiers petits cahiers étaient imprimés, Dominique de Roux décide néanmoins de poursuivre l’aventure L’Herne. Jacqueline Brusset, qu’il épouse en 1960, raconte:
Il songeait dès lors à de plus grands cahiers réunissant des textes autour d’un seul auteur. Cette forme de monographie se faisait en Allemagne, mais pas en France. À ce moment-là, nous venions, Dominique et moi, de nous marier et notre ami Georges Bez nous a proposé d’animer une galerie de peinture que son oncle possédait rue Guénégaud [à Paris]. C’est ainsi que nous avons fait la connaissance du peintre Jean Jégoudez […] C’est lui qui, sachant les nouveaux projets littéraires de Dominique, lui suggéra de faire un cahier sur René-Guy Cadou […] Jégoudez nous conduisit donc à Saint-Benoît-sur-Loire, chez Hélène Cadou, qui travaillait à la bibliothèque d’Orléans avec Georges Bataille. Elle fut très touchée qu’on veuille consacrer un livre à son mari.
L’idée de Dominique était de faire connaître un écrivain méconnu ou de faire ressortir les aspects ignorés d’un écrivain connu. Avec le cahier Cadou, qui était plutôt un hommage, il n’avait pas encore trouvé la forme qu’il cherchait. Il y parviendra avec le Céline, au terme d’un grand travail de conception intérieure54.
En 1961 sort donc le premier numéro de la nouvelle version de la revue L’Herne, consacré au poète symboliste René-Guy Cadou (1920-1951). La maquette, comme le souligne Jacqueline de Roux, est encore en construction et c’est Jean Jégoudez qui se charge de dessiner la première de couverture: elle était celle «d’un peintre marqué par l’esthétique des années cinquante55.»
Ce premier numéro, tiré à environ un millier d’exemplaires, est distribué par la fratrie de Roux avec l’aide d’Hélène Cadou qui leur indique une liste de libraires chez qui en déposer des copies. Dans la foulée le deuxième numéro paraît en 1962, consacré à l’écrivain Georges Bernanos (1888–1948), dont le fils Michel fait partie du comité de rédaction de L’Herne. De Roux va alors s’attaquer à un «monument» de la littérature sur lequel il ambitionne de consacrer un dossier depuis 1961:
Dominique disait: “Il faut faire un Céline.” Je ne sais pas comment cette idée lui était venue […] La plupart des gens n’avaient lu que le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. On ignorait le reste et surtout, il était interdit d’évoquer l’homme Céline: c’était le paria de Meudon, le pestiféré de la collaboration […] on a déconseillé à Dominique de s’y risquer: “Vous ne vous en rendez pas compte parce que vous êtes jeune, mais c’est de la folie de s’occuper de Céline. C’est un brûlot.” On distinguait alors entre le Céline d’avant guerre, celui du Voyage, et le Céline de l’après-guerre, dont on ne voulait rien savoir — c’était entendu qu’il était un salaud. Dominique voulait y aller voir de plus près […] Personne n’avait encore songé à interroger les témoins, à rechercher les documents […] Nous avons réuni des correspondances, Dominique a poursuivi son enquête jusqu’au Danemark […]56.
Dirigé par Dominique de Roux, le troisième numéro de L’Herne, paraît en 1963, deux ans après la mort de l’écrivain. Le premier tirage de 3000 exemplaires est rapidement épuisé. Le Cahier Céline consacre la revue et «la maison gagne sa place à droite de l’échiquier politique, sulfureuse et respectée57.»
Il apparaît également qu’à partir de ce numéro, la structure éditoriale trouve enfin sa résolution tandis que la maquette graphique tâtonne encore. Les contenus des Cahiers de l’Herne, à force de réglages par Dominique de Roux entre 1961 et 1963, allaient désormais s’articuler autour de grands ensembles: «une partie témoignage (témoignages écrits et rencontres de témoins), une partie essais, une partie inédits et correspondance, et une partie iconographique58.» Ces parties reflètent un éclectisme assumé. La revue se veut en effet vivante, dynamique et variée.
À la suite du Céline, le quatrième Cahier, dirigé par Dominique de Roux et Jean de Milleret, sort en 1964. Il est consacré à l’écrivain Argentin Jorge Luis Borges et va être copieusement critiqué. De l’avis de Jacqueline de Roux, les critiques viennent essentiellement de l’incohérence des contenus. Elle s’expliquerait par un effet de précipitation dû à la venue de Borges à Paris en 1964.
L’ambassade d’Argentine décide d’organiser une grande réception en présence de l’auteur de Fictions et, pour l’occasion, veut faire tirer des exemplaires de luxe du Cahier que lui consacre de Roux et Milleret. Mais les contenus ne sont pas encore finalisés et le quatrième Cahier sera finalement présenté dans une version incomplète à la manifestation de l’ambassade. Une version paradoxalement «excessive» indique Jacqueline de Roux, qui donnait la désagréable sensation de se vouloir un «bottin»59.
L’année 1965 apparaît comme très active pour L’Herne dont le siège social, installé au 28 Boulevard Raspail à Paris, n’est autre que le domicile de Dominique de Roux et de son épouse et sert parfois de lieu d’hébergement aux auteurs sur lesquels travaille de Roux.
Trois Cahiers paraissent cette année-là. Le cinquième, de nouveau consacré à Céline, complète les contenus du Cahier nº3. Une anecdote raconte qu’à la sortie du premier Cahier Céline, Dominique de Roux reçu — en plus des dessins anonymes de cercueils auxquels il fallait s’attendre compte tenu du sujet —, une lettre d’un habitant du nord de la France. Ce dernier avait connu l’écrivain maudit lorsque tous deux s’étaient enrôlés dans la cavalerie (Louis-Ferdinand Céline a été maréchal des logis au 12e régiment de cuirassiers durant la Grande Guerre), et n’avait fait le rapprochement entre le cuirassier Destouches et l’écrivain Céline que par la lecture du Cahier. Il écrivit à de Roux:
Un jour [que Destouches] partait pour un assaut où il croyait qu’il allait mourir, il m’a confié de petits carnets de moleskine noire en me disant: “si jamais je meurs, tu les gardes”. J’ai toujours gardé ces carnets et je vous les envoie […]60
Ces carnets furent publiés dans le Cahier nº5, en 1965, puis repris par les éditions Gallimard au début des années 1970 suite aux rééditions du roman Casse-Pipe.
Comme nous l’avons dit, l’année 1965 est donc fructueuse pour L’Herne. À la suite de la publication du cinquième Cahier consacré à Louis-Ferdinand Céline, de Roux publie deux autres Cahiers dédiés au poète américain Ezra Pound (1885–1972). Figure de proue du modernisme et de l’imagisme, auteur des Cantos où se mêlent et s’assemblent langues et styles, Pound aura violemment chahuté la première moitié du XXe siècle y revendiquant un désir de casser le réalisme du XIXe siècle et de laisser l’espace au vers libre qu’il n’hésitera cependant pas à questionner considérant certainement que rien ne devait jamais être définitif.
De Roux rencontre le vieil auteur à Venise où il s’est exilé en 1958 et y demeurait depuis dans le silence. C’est en 1965, lors de son retour à Paris à l’occasion de la sortie de deux Cahiers (nº6 et nº7 dirigés par de Roux et Michel Beaujour), que Pound s’installera un temps rue Raspail chez le couple de Roux. Ce retour est une surprise tant le poète traîne, à l’image de Céline, une réputation empreinte de soufre et d’errements61.
Des égarements qui n’empêcheront pas Ezra Pound et son écriture d’avoir une réelle influence sur la Beat Generation, mouvement littéraire qui apparaît au milieu des années 1950. Allen Ginsberg (1926–1997), une de ses figures fondatrices, échangera de nombreuses lettres avec le poète au début des années 1950, lorsque Pound est interné à l’hôpital St. Elizabeth de Washington. Cherchant une inspiration auprès du représentant de l’imagisme, Ginsberg ne recevra pas de réponses. Elles viendront plus tard, et Ginsberg, tout en reconnaissant et en s’inspirant du travail de Pound, se décrira comme un «anti-Pound ironique»62.
Les deux Cahiers Pound témoignent aussi et surtout d’un changement radical visible sur le premier et le quatrième plats de couverture. Désormais confiés à Pierre Bernard, les Cahiers amorcent leur mue typographique et visuelle63.
Des couvertures sans images pensées par Jean Jégoudez, où la marque de L’Herne siégeait, toutes en majuscules, en pied de page et à la droite du numéro correspondant de la collection, Pierre Bernard ne retient rien mais réorganise tout.
Le sommaire qui se lisait en premier plat sur les cinq premiers Cahiers, quitte cet espace et s’installe en quatrième plat. Le vide laissé par ces informations escamotées redéfinit le placement des trois éléments voués à devenir récurrents et à signifier la nouvelle ligne graphique de la revue.
Prénom et nom de l’auteur auquel le cahier est consacré sont surmontés du nom de la revue, le tout en majuscules et minuscules. Ces deux éléments surplombent à leur tour un document iconographique, photographie ou dessin, imprimé en noir sur un fond blanc.
La couleur fait une apparition identificatrice. Le nom de la revue, L’Herne, va désormais s’imprimer essentiellement dans un orangé réagissant sur un papier de couverture couché et pelliculé qui vivifie les éléments graphiques64. Le prénom et le nom de l’auteur (parfois seulement le nom), sont imprimés en cyan. D’autres couleurs sont parfois utilisées (le marron et le violet pour les Cahiers consacrés à Witold Gombrowicz ou Alexandre Soljenitsyne, le jaune et le rouge pour celui consacré à Mao Tse-toung, par exemples).
Déjà visible dans les Cahiers Céline, le caractère de titrage, le Rockwell, s’impose en couverture et dans les cahiers intérieurs. En parallèle, le texte courant est composé dans le caractère Série 16 de la fonderie Deberny et Peignot65. La combinaison contrastée des deux familles, dans une composition intérieure laissant un plus belle part aux blancs, notamment dans les pages d’entrée de textes, ordonne la lecture même si l’impression reste parfois chaotique.
Pierre Bernard ne va pas uniquement mettre en page les Cahiers «Blancs» de L’Herne66. Il va aussi, pour deux numéros en 1968, en prendre la direction.
Bernard co-dirige en effet, avec Marc Thivolet, le Cahier nº10 consacré à la revue Le Grand Jeu. Cette dernière, dont le premier numéro est publié en juin 1928, est l’œuvre d’un quatuor comprenant l’écrivain René Daumal (1908–1944), le poète Roger Gilbert-Lecomte (1907–1943), l’écrivain et scénariste Roger Vailland (1907–1965) et le médecin Robert Meyrat (1907–1997) qui ne participera que de loin à l’aventure du Grand Jeu.
Tous lycéens à Reims, les quatre adolescents formeront le groupe des «Phrères Simplistes», cherchant, par des expériences extrêmes (privation de sommeil, stupéfiants, excès divers) à explorer le possible point de rencontre entre le visible et l’invisible. La découverte du surréalisme en 1925, le goût de l’intuition enfantine et spontanée, entraînent une émulation inventive et expérimentale qui se heurtera rapidement à la rigueur d’André Breton.
Le Grand Jeu et ses membres seront, pour le dire rapidement, soufflés par la colère bretonienne. Le troisième et dernier numéro de la revue sort en 1930 (un quatrième, sous forme d’épreuves, existera en 1932), signant la fin d’une aventure tendant toujours vers les limites inspiratrices.
Pierre Bernard avait pour ambition de republier tous les numéros du Grand Jeu. Ce sera finalement une sélection complète de textes qui formera le corpus de ce dixième Cahier. La couverture qu’il compose garde la trace de ce désir de transmettre l’esprit de la revue, en mettant en avant la spirale hypnotisante initialement présente sur les couvertures des trois numéros du Grand Jeu:
On touche sans doute […] à l’alchimie centrale du Grand Jeu, à son empreinte particulière – que la spirale de [Josef] Sima [peintre français d’origine tchèque et directeur artistique de la revue] ornant chaque numéro de la revue révèle au mieux. Cette spirale ouvre sur une puissante et authentique vision du monde, en quête d’un point d’intensité toujours plus aigu, comme si la vie, toute la vie, consistait précisément à chercher un point, un seul – notre juste point de vue, pour commencer à voir vraiment le monde, pour le ponctuer au plus juste67.
S’ajoutent à cette spirale, où s’égrennent les noms des animateurs de la revue, trois petites têtes: celles de Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et André Roland de Renéville. Le geste de ponctuer, littéralement, l’espace de la couverture par ces portraits miniatures est un écho au magazine La Quinzaine Littéraire, fondé en 1966 par Maurice Nadeau et dont Pierre Bernard assurera la maquette dès sa création et jusqu’en 196968.
Sur la couverture de La Quinzaine, au tout début de cette période, Bernard compose effectivement le sommaire en cadençant titres d’articles et noms d’auteurs en Clarendon, interrompus par des dessins et de petites têtes qui, tous, organisent une page inspirée des rébus d’enfants ou des billets hiéroglyphiques69.
Ces facétieuses apparitions étaient déjà visibles sur le Cahier nº9 de l’Herne. Des deux Cahiers que Bernard dirigea à L’Herne, ce dernier est le seul sur lequel il eu entièrement la main.
Publié en 1968, le neuvième Cahier de L’Herne était consacré à la Beat Generation dont on a vu qu’elle avait été largement soutenue par Christian Bourgois et Dominique de Roux au milieu des années 196070.
Les premières éditions publiées par Christian Bourgois Éditeur, ne comprennent-elles pas un recueil de textes, Kaddish, écrit par Allen Ginsberg entre 1958 et 1960? Par ailleurs, Dominique de Roux et Allen Ginsberg s’étaient rencontrés en 1965, leurs différents échanges tendant vers la possibilité de produire un dossier sur la Beat Generation:
On se souvient des premiers contacts, en octobre 1965, entre le jeune éditeur français et le chef de file de ces «nomades enragés», Allen Ginsberg, poète juif et homosexuel, fervent adepte du LSD, et admirateur comme lui de Céline, de Pound et de Jean Genet. Depuis lors, les deux hommes se sont retrouvés à plusieurs reprises à New York ou Paris pour mettre au point ce dossier sans précédent en France71.
Pour ce dossier, Dominique de Roux était en contact avec la maison d’édition et librairie City Lights Books, fondée à San Francisco, en 1953, par Peter Dean Martin et le poète Lawrence Ferlinghetti. Ce dernier, après le départ de Martin pour New York en 1955, va publier les auteurs de la Beat Generation et notamment le fameux poème Howl de Ginsberg, qui lui vaudra un procès retentissant en 1957.
De Roux fait aussi connaissance de l’artiste et poète français Claude Pélieu (1934–2002), qui l’introduit à d’autres poètes américains et devient le traducteur des premières œuvres de William Burroughs, Bob Kaufman, Ed Sanders, Allen Ginsberg, ou encore Timothy Leary, publiées chez Christian Bourgois Éditeur.
Fort de ces rencontres, de Roux qui par ailleurs vient d’ouvrir sa librairie rue de Verneuil, décide de confier les premières ébauches du dossier sur la Beat Generation à Pierre Bernard. Ce dernier a établi aux Cahiers une nouvelle série qui demeurera éphémère, «L’Écriture des vivants», qu’inaugure le Cahier nº9, consacré a Burroughs, Pélieu et Kaufman.
Convoquer ces trois auteurs c’est aussi, pour Bernard et de Roux, permettre de révéler une riche périphérie d’artistes, d’écrivains, de textes, mais aussi de correspondances et de photographies. C’est aussi l’occasion de publier, pour la première fois, le texte de Burroughs sur «l’avenir du roman», et, pour Pierre Bernard, de rédiger un texte hommage à Burroughs et ses Garçons sauvages, devenus soudain «Cow-boys de l’Apocalypse» et incarnant tout l’esprit de la Beat Generation:
Écoutez. Écoutez. Samouraïs. Les cow-boys du générique effacent les dernières traces. Sur leur monture de néon bleu. Le jour du Premier Mort. Cavalier dans le désert chevauchant vers l’Invisible. J’étais dans un pays brisé par la lumière. Distendu. Aveuglé. Et d’autres — lointains — émettaient ces mots. Lambeaux du temps et du monde.
Écoutez. Écoutez. Samouraïs. Les Poètes écrivent le journal secret du Nouveau Monde. L’autre versant de l’Amérique. Le journal déplié de la Mort72.
La mise en page du Cahier met en avant, cette fois, l’usage de l’Helvetica comme caractère courant. Les textes sont composés comme des messages télégraphiques, chaque morceau de phrase séparé d’un autre par trois tirets répétés, le tout formant des blocs à dire autant qu’à lire. À voir, autant qu’à déchiffrer.
Le Cahier achève d’être imprimé le quatrième trimestre de 1967. Sa sortie va coïncider avec les prémices d’agitations qui finiront par exploser un certain mois de mai 1968. Ainsi l’écriture révoltée des uns, le rejet provocateur des autres, La Beat Generation et le Grand Jeu, entrent-ils en résonance avec les événements de l’époque.
Pierre Bernard et les Cahiers qu’il suit, marquent, sans doute sans l’avoir totalement anticipé, la fin des années 1960 et traduisent les amorces de turbulences à venir.
Dominique de Roux choisit ce moment pour prendre un peu de champ avec les Cahiers. Pierre Bernard va en continuer les maquettes, mais le système qu’il a mis en place vit désormais de manière autonome, tout comme celui, rédactionnel, instauré par de Roux.
Celui-ci ne va plus diriger d’autres Cahiers si ce n’est ceux consacrés aux écrivains Witold Gombrowicz (en 1971) et Pierre-Jean Jouve (en 1972).
La rencontre Gombrowicz et de Roux aura par ailleurs une profonde influence sur l’éditeur73qui verra en lui une sorte de boussole, le guidant plus sûrement vers l’absurde et le rejet des masques.
——————————————————————
Des Cahiers à Sindbad ou la métaphore du divan comme conclusion
——————————————————————
Dominique de Roux quitte L’Herne en 1973 après avoir amorcé un Cahier consacré au Général de Gaulle. Il fonde la collection «Dossiers H» aux éditions lausannoises L’Âge d’Homme lancées par son ami l’écrivain Vladimir Dimitrijević (1934–2011) en 1966.
Le début des années 1970 clôt une période pour l’éditeur qui se fâche avec beaucoup: il éreinte Georges Pompidou arrivé au pouvoir, blesse Roland Barthes par de sombres allusions à ses préférences amoureuses et fustige l’écriture de Maurice Genevoix, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française.
Ces «coups de griffe» aux institutions ou tout simplement à ceux qu’il n’aime pas ou n’aime plus, sont excessifs et non sans conséquences. Dominique de Roux se voit renvoyé du Groupe des Presses de la Cité par Sven Nielsen74.
Il cède la direction des Cahiers de L’Herne à son associé le cinéaste et écrivain Constantin Tacou (1926–2001) qui dirigera la revue et la maison d’édition L’Herne jusqu’en 2000. Il sera alors remplacé par sa fille Laurence Tacou qui installe les éditions de l’Herne rue Mazarine, à Paris, d’où se poursuivent aujourd’hui les monographies blanches (le cent-treizième Cahier, dédié à Jean Cocteau, est paru en janvier 2016) et les autres collections de L’Herne.
Peu avant de quitter la direction de L’Herne, notons toutefois que Dominique de Roux s’était intéressé à la figure de l’islamologue Louis Massignon (1883–1962), spécialiste du Maroc et proche d’Henri Maspero (1883–1945), juriste et sinologue, père de l’éditeur François Maspero (1932–2015).
Massignon incarnera tour à tour, et parce qu’il a récemment été redécouvert par le philosophe Christian Jambet75, un mystique éclairé, un islamologue contesté et un écrivain au style admirable. On retiendra surtout la thèse qu’il publiera chez Gallimard en 1975, La Passion de Hallâj, consacrée au mystique musulman Al Hallâj Ibn Mansour, qu’il avait soutenue en 1922.
En 1970, le treizième Cahier de l’Herne est consacré à Massignon. C’est aussi l’année où Pierre Bernard décide de lancer, aux éditions Jérôme Martineau, la «Bibliothèque arabe». Faut-il y voir un lien de cause à effet? Probablement pas, car c’est plutôt au moment de son service militaire en Algérie que Bernard va développer un intérêt pour la littérature et le monde arabe-islamique.
Son séjour à Alger entre 1960 et 1962 l’aura marqué ; il y rencontre l’éditeur Edmond Charlot (1915-2004) avec qui il collabore à des émissions radio célébrant un méditérranéanisme plutôt observé depuis la rive occidentale, et, explique l’historienne Maud Leonhard Santini, relativement «franco-français»76.
Néanmoins la curiosité pour cette culture entraîne le typographe et graphiste qui s’était, on le rappelle, déjà aventuré à diriger et produire une revue de poésie (Mammouth), à lancer, chez l’éditeur Jérôme Martineau, la collection «La Bibliothèque arabe».
Un des premiers ouvrages qu’il publie comme directeur de collection, est le roman de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz (1911–2006), Passage des miracles, initialement paru en 1947 sous le titre Zuqâq al-midaqq. Le propos du livre est une observation de la vie des classes populaires et de la bourgeoisie montante égyptienne.
Roman réaliste concentré sur un lieu, le passage du Middaq, une ruelle active du quartier de Khân al-Khalili au Caire, Passage des miracles témoigne des observations réalistes de Mahfouz qui lui vaudront, en 1988, le premier prix Nobel de Littérature attribué à un écrivain arabe.
C’est donc d’abord de sensibilité que l’on pourra parler dans cette carrière d’éditeur qu’amorce Pierre Bernard. Il publie deux autres romans dans sa collection aux éditions Martineau: l’un dans la série «Hommes et société»: Construire avec le peuple, de l’architecte et urbaniste égyptien Hassan Fathy (1900–1989) et l’autre dans la série «L’Actuel», écrit par l’arabisant Pierre Rossi: Les Clefs de la guerre.
Ce dernier ouvrage, plus polémique que les deux autres, est qualifié par Bernard lui-même de «livre scandaleux»77. Le parti-pris pro-arabe de l’auteur qui analyse le conflit israélo-arabe de 1967, est en effet en contradiction avec le soutien, à l’époque, de la France pour Israël.
La provocation, savamment dosée, marque donc aussi les choix d’éditeur de Pierre Bernard qui, après la faillite des éditions Martineau, fonde seul les éditions Sindbad en 197278.
Ces dernières reprennent la ligne graphique amorcée aux éditions Jérôme Martineau en 1970. Les couleurs des couvertures tendent vers des coloris francs, parfois acides, soutenus par la solidité du caractère Bodoni qui orne les collections que lancent Bernard parmi lesquelles «La Bibliothèque persane» et la poursuite de «La Bibliothèque arabe»79.
Sous la double influence de la provocation et de la sensibilité80, Pierre Bernard va publier plus d’une centaine de titres, faisant de lui l’un des importants éditeurs de littérature arabe à une époque où les textes orientaux circulent encore peu81.
En juillet 1994, les éditions Sindbad auxquelles Pierre Bernard s’était consacré près d’une vingtaine d’années, publiant une quinzaine d’ouvrages par an, sont mises en liquidation judiciaire.
Le 21 avril 1995, il disparaît et quelques mois plus tard, Les éditions Actes Sud, et leur directeur Hubert Nyssen, rachètent sa maison d’édition poursuivant, encore aujourd’hui, les directions cultivées par Bernard, désormais suivies et augmentées par l’éditeur Farouk Mardam-Bey.
La ligne graphique initiée chez Martineau puis chez Sindbad, a gardé les traces des collaborations que Pierre Bernard a pu avoir chez Julliard, aux éditions de L’Herne mais aussi à l’Union générale des éditions. Elle en constitue une forme de synthèse, où les gestes que nous avons tenté de repérer sur les couvertures de la collection «10/18» dès 1968, puis celles des Cahiers de L’Herne à partir de 1965, forment une cohérence graphique tentant l’équilibre entre le classique et le pop.
Une cohérence qui aura été au service de la transmission de contenus, parfois provocateurs, mais qui cartographient l’intensité de la production intellectuelle et culturelle d’ici et d’ailleurs.
Si nous avons pu évoquer, en début de ce texte, le recueil de poésie Le Divan occidental-oriental, que Goethe publie en 1819, c’est aussi parce que le mot arabe diwan, dont dérive le français divan, défini le lieu des échanges littéraires où s’écoutent aussi la musique et la poésie.
Un divan occidental-oriental, tel que peut l’entendre Goethe, est donc d’abord cet espace où deux cultures se rencontrent formant, littéralement, une langue entre l’Euphrate et le Rhin.
Il témoigne, entre autres, d’un Orientalisme qui, dès la première moitié du XIXe siècle, berce une Europe partie à la redécouverte puis à la reconquête, souvent violente, de rivages pourtant si proches.
Retenons néanmoins ce que porte profondément le cycle poétique de Goethe, il pourrait alors sonner comme la raison d’être du Pierre Bernard éditeur:
À cette rencontre entre deux aires culturelles, que sous-tend la volonté d’affirmer une ouverture à la Weltliteratur, à la littérature universelle, contre les nouvelles sensibilités nationales qui se font jour parmi ses contemporains, correspond un ton de conversation qui n’a plus rien de commun avec le subjectivisme et l’individualisme des années wertheriennes de Goethe. Selon une vieille tradition européenne, c’est de l’Orient que reviennent la sagesse et l’inspiration poétique en Occident […]82
•83
- Mowasschah tiré du chapitre 11 du Halbet alkomaït de Chems-Eddin-Annawadjy. «Le mowasschah, mot arabe qui signifie proprement l’orné, le paré, est une espèce de poëme [sic] ou chanson inventée par les Maures d’Espagne, peu de temps après leur entrée dans ce pays, et reçue ensuite avec applaudissement par les Arabes d’Égypte et d’Asie. Celui qui se fit le plus remarquer dans ce genre de composition, et qui peut-être en est l’inventeur, est Abou ber Ibadeh, fils d’Abd-Allah, fils de Mâ’ essémâ, de la tribu de Khizridj. Ce poëme [sic] est fait pour être chanté. Il peut être composé sur tous les mètres ; mais lorsqu’on l’a commencé sur un mètre, il faut le continuer jusqu’à la fin sur le même. Le mowasschah est ordinairement divisé en couplets […] et ces couplets sont quelquefois terminés par une sorte de refrain, […] fonction, liaison, dont la rime, correspondant toujours à la rime du dernier hémistiche de chaque couplet, est également celle des deux premiers hémistiches qui ouvrent le poëme [sic], lesquels se nomment […] mathlaa, exposition, ouverture. Ce nom est aussi donné par les Persans au premier vers du ghazel ou ode, dont les deux hémistiches doivent toujours rimer ensemble […] Le retour des mêmes sons qui retombent près l’un de l’autre dans le mowasschah, flatte agréablement l’oreille et fait un des principaux charmes de ce poëme [sic].» Cf. Jean-Baptiste-André Grangeret de Lagrange (trad.), Anthologie Arabe, ou choix de poésies arabes inédites, traduites pour la première fois en français, et accompagnées d’observations critiques et littéraires, Paris, De Bure Frères libraires du Roi et de la Bibliothèque royale, 1828, p. 200-203. [↩]
- «Après un 3e cycle à l’Institut de l’Environnement de Paris en 1971, Pierre Bernard fonde avec François Miehe et Gérard Paris-Clavel le collectif Grapus afin de développer dans une même dynamique, graphisme et engagement politique.». Cf. Pierre Bernard, Biographie sur le site du Cnap [dernière consultation le 12/01/2015]. [↩]
- Anon., «Vers l’Océan, entretien avec Pierre Bernard», La Presse, Tunis, 13 mai 1986. Cité par Maud Leonhardt Santini in Paris, Librairie Arabe, Marseille, Éditions Parenthèse/MMSH, 2006, p. 187 sq. Je suis profondément redevable à l’ouvrage de Maude Leonhardt Santini qui éclaire des pans jusqu’alors peu connus de la carrière du typographe et éditeur Pierre Bernard. [↩]
- À propos du ghazel, parfois dit gazal, voir: Régis Blachère, «Le gazal ou poésie courtoise dans la littérature arabe» in Analecta (Recueil d’articles publiés par Régis Blachère dans différentes revues), Damas, Presses de l’Ifpo, p. 277-294. Accessible en ligne [dernière consultation le 12/01/2015]. [↩]
- Christophe Ayad, « Sindbad le parrain», Libération, 5 décembre 2002. Accessible en ligne [dernière consultation le 12/01/2015]. [↩]
- Maud Leonhardt Santini, op. cit. Je recommande en particulier le chapitre sur les éditions Sindbad, p. 185-239. [↩]
- Maud Leonhard Santini, op.cit., p. 188. [↩]
- Cf. Fonds Faucheux/IMEC. Visite d’août 2015. [↩]
- Critique littéraire et éditeur, Maurice Nadeau aura su faire découvrir un grand nombre d’auteurs étrangers tout en étant le premier à publier Les Choses de Georges Perec, en 1965, dans la collection «Lettres Nouvelles» chez Julliard. La même année il fonde le journal La Quinzaine Littéraire dont la maquette sera réalisée par Pierre Bernard. [↩]
- Saisi par la littérature comme d’autres sont cinéphiles, Christian Bourgois (1933-2007) quitte l’École nationale d’administration pour travailler auprès de René Julliard. Prenant la tête des éditions Julliard à la mort de ce dernier, il fonde sa propre maison d’édition en 1966. En 1989, il dirige, au sein du Groupe des Presses de la Cité, les éditions Plon, Julliard, Perrin et UGE. Il quitte définitivement le groupe en 1991. [↩]
- Voir: Jean-Yves Mollier, «Plon» in Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer (dir.), Dictionnaire encyclopédique du livre (vol. N-Z), Paris, Cercle de la Librairie, 2011, p. 278-279. [↩]
- En 1953, Henri Filipacchi (1900–1961) est secrétaire général de la Librairie Hachette. Il y lance l’idée d’une collection au format poche, éditée par La Librairie Générale Française, et parvient à convaincre Gallimard, Albin Michel, Calmann-Lévy et Grasset de lui ouvrir leurs fonds éditoriaux. Ainsi naît la fameuse collection «Livre de Poche» au format 11×16,5cm dont les couvertures, dès 1964, seront dessinées par Pierre Faucheux. [↩]
- Bertrand Legendre, «Les débuts de l’édition de poche en France: entre l’industrie et le social (1953–1970)» in Mémoires du Livre/Studies in Book Culture, Vol.2, nº1, 2010. Accessible en ligne (dernière consultation le 07/02/2016). [↩]
- La querelle autour du «Poche» démarre avec une critique acerbe de l’historien de l’art et philosophe Hubert Damisch publiée en novembre 1964 dans la revue Le Mercure de France sous le titre «La culture de poche». Cette critique est relayée, quelques mois plus tard, dans Les temps modernes et leurs livraisons d’avril et de mai 1965. Se confrontent alors des points de vue divergents qui, d’un côté, penchent pour la diabolisation du livre de poche – comme outil d’une banalisation de la culture – et de l’autre les partisans d’un élargissement de la diffusion des savoirs. [↩]
- Voir: Anne-Céline Cohen Brisach, Des livres de poche pour un public intellectuel: Évolution de la collection 10/18, mémoire: école nationale supérieure de bibliothécaires, Villeurbanne, 1980, p.10. [↩]
- Ibid., p. 20. [↩]
- Dans la construction éditoriale et typographique des volumes de la collection «Le monde en 10/18», les derniers pages sont consacrées à de la publicité ciblée et à la liste des ouvrages parus. [↩]
- Anne-Céline Cohen Brisach, op.cit., p. 22. [↩]
- Il n’a pas encore été possible d’identifier le nom du maquettiste de ces premiers volumes qui couvrent la période 1962-1968. J’ai d’abord pensé qu’il pouvait s’agir de Pierre Bernard, mais celui-ci est en Algérie au lancement de la collection «Le monde en 10/18». Sans doute les couvertures, simples, efficaces – mais où l’on repère une composition typographique par défaut, notamment dans le prière d’insérer en quatrième de couverture –, étaient-elles réalisées, c’est une hypothèse, par un chef de fabrication de l’imprimerie Bussière chez qui sont majoritairement imprimés les volumes de la collection. [↩]
- Voir: Michel Wlassikoff, Histoire du graphisme en France, Paris, Les Arts décoratifs/Dominique Carré éditeur, 2005. [↩]
- Sven Nielsen (1901–1976), d’origine danoise dont la famille est à la tête d’une fabrique de papier et d’une librairie, arrive en France en 1924. À Paris, il se spécialise dans l’export de livres français et lance les Messageries du livre en 1926. Sa rencontre avec George Simenon en 1944 – au moment où il rachète les éditions Albert et lance la collection «Cosmopolis» spécialisée dans le roman policier étranger et pour laquelle Simenon va écrire une préface au roman de l’écrivain norvégien Arthur Omre –, est cruciale. Simenon va céder à Nielsen les droits d’exploitation littéraire de ses romans. Ces derniers seront tirés à plus de 300 000 exemplaires faisant le succès et la fortune du Danois ambitieux. Il se lance dans le rachat de sociétés de distribution et de maisons d’édition jusqu’au regroupement avec la holding d’investissement Union Financière de Paris (UFP) en 1965. Nielsen restera à la tête du Groupe des Presses jusqu’à sa disparition en 1976. [↩]
- François Dosse, Les hommes de l’ombre, Paris, Perrin, 2014, p. 28-29 [version numérique]. [↩]
- Annie Favier, «Bourgois», in Pascal Fouché (dir.), L’Édition française depuis 1945, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998, p. 747. [↩]
- François Dosse, op. cit., p. 30. [↩]
- Voir: entretien avec Marie-Claude Gautier pour l’émission JT Nuit du 30 septembre 1966. Accessible en ligne [dernière consultation le 7/02/2016]. [↩]
- Collectif, Christian Bourgois, 1966-1986, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986, p. 8-9. [↩]
- François Dosse, op. cit., p. 31. [↩]
- Jean-Luc Barré, Dominique de Roux, le provocateur 1935-1977, Paris, Éditions Fayard, 2005, p. 275. [↩]
- Ibid., p. 275-276. [↩]
- Christian Bourgois, entretien pour Antenne 2 du 15 juin 1978. Accessible en ligne [dernière consultation le 7/02/2016]. [↩]
- François Dosse, op. cit., voir note 20. [↩]
- Christian Bourgois, entretien au Magazine Littéraire, nº44, septembre 1970. Je remercie Anne-Céline Cohen Brisach d’avoir porté cette source à ma connaissance, via son travail de mémoire sur la collection «10/18» [voir note 15 de ce texte]. [↩]
- Ibid. [↩]
- Collectif., Christian Bourgois, 1966-1986, op. cit., p. 9. [↩]
- Anne-Céline Cohen Brisach, op. cit., p. 36. [↩]
- Un précieux travail de récolement de ces séries a été réalisé par Anne-Céline Cohen Brisach, et notamment dans la description de chacune de ces séries: • «L’appel de la vie» (47 titres en 1980), dirigée par Francis Lacassin et composée essentiellement des ouvrages de Jacques London • | • «L’aventure insensée» (29 titres en 1980), dirigée par Francis Lacassin, elle comporte des ouvrages d’aventures d’auteurs français et anglo-saxons • | • «Bibliothèque asiatique» (2 titres en 1980), dirigée par René Viénet, le nombre de volumes indique la fragilité de cette série • | • «Bibliothèque médiévale» (5 titres en 1980), dirigée par Paul Zumthor, la série connaîtra un grand succès au début des années 1980 • | • «Cause commune» (3 titres), dirigée par Jean Duvignaud, cette série est en fait une revue diffusée au format poche • | • «Colloques de Cerisy» (15 titres en 1980), Les Colloques du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle (CCIC) sont, depuis 1952, le moyen de réunir un large public intéressé par les questions culturelles et scientifiques. Il est aussi un lieu d’échanges entre chercheurs, artistes, étudiants et chaque thème donne lieu à une publication particulière • | • «Esthétique» (15 titres en 1980), dirigée par Mikel Dufrenne. Dans cette série sont aussi publiés les textes de la revue Esthétique, elle aussi dirigée par Dufresne • | • «Féminin futur» (2 titres en 1980), c0-dirigée par Hélène Cixous et Catherine Clément. Au début des années 1980, Clément et Cixous ont quitté la direction de la série pour les Éditions Des Femmes • | • «Fins de siècles» (31 titres en 1980), dirigée par Hubert Juin qui fait redécouvrir des auteurs oubliés ou méconnus comme Jean Lorrain ou Joris-Karl Huysmans • | • «Jules Verne inattendu» (12 titres en 1980), dirigée par Francis Lacassin, cette série donne la part belle aux textes méconnus de Verne • | • «La nation en question» (1 titre en 1980), co-dirigée par Alain Le Guyader et Riwanona Jaffrès. Cette série se concentre sur des textes sociologiques et historiques, notamment liés au nationalisme breton dont Le Guyader est un défenseur. La série s’épuisera au-delà des années 1980 • | • «Noir et rouge» (1 titre en 1980), dirigée par Max Chaleil et concentrée sur l’histoire de la lutte anarchiste • | • «Quel corps» (1 titre en 1980), dirigée par Jean-Marie Brohm et Marc Perelman • | • «Rouge» (4 titres en 1980), co-dirigée par Alain Brossat et Jean-François Godchau, la série est devenue entre 1970 et 1974, le porte-voix du courant marxiste-révolutionnaire • | • «S (comme Esthétique)» (2 titres en 1980), dirigée par Bernard Lamarche-Vadel, cette série accueil des textes de philosophes et critiques postmodernes comme Jean-François Lyotard, mais également des textes de critiques d’art comme Pierre Restany • | • «7» (6 titres en 1980), dirigée par Robert Jaulin. «7» se consacre à l’ethnologie • | • «La voix des autres» (1 titre en 1980), co-dirigée par Robert Jaulin et Stanislas Adotevi. La série fait circuler des textes d’auteurs et poètes africains comme Hampaté Bâ et d’autres. Voir: Anne-Céline Cohen Brisach, op. cit., p. 38-41. [↩]
- Voir note 36 de ce texte. [↩]
- Entretien de Christian Bourgois donné au Magazine Littéraire en 1970. Voir note 32 de ce texte. [↩]
- Ibid. [↩]
- La fonderie Thorowgood & Co. porte le nom de William Thorowgood (?–1877), un typographe qui rachète la Fann Street Foundry, créée au début du XIXe siècle par le typographe et graveur Robert Thorne (1754–1820). [↩]
- Philip B. Meggs, Robert Carter, Typographic Specimens: The Great Typefaces, Hoboken, John Wiley & Sons, 1993, p. 119 [↩]
- Dans son Traité de la typographie, publié en 1825, l’imprimeur Henri Fournier (1800–1888) précisait que le filet gras-maigre «est celui qui sert plus généralement à l’encadrement des tableaux et des vignettes.» Fournier signalait également qu’un autre but du filet est «d’isoler différents titres consécutifs ou un titre d’avec la matière qui le suit.» Accessible en ligne [dernière consultation le 7/02/2016]. [↩]
- Je remercie le site Feuilles d’automne pour sa large collection de couvertures de «10/18» et du «Monde en 10/18», ainsi que tous les collectionneurs qui ont eu la patience de scanner et sourcer leurs volumes. [↩]
- La collaboration de Pierre Bernard avec «10/18» s’achèvera au début des années 1980. Christian Bourgois prend alors le relais et crée lui-même, avec «ciseaux et colle», les couvertures de l’époque (Cf. Bertrand Legendre [dir.], Les rendez-vous de l’édition, Paris, BPI, Centre Georges Pompidou, 1999, p.69. [↩]
- Sur cette notion, je renvoie au texte de Bruna Donatelli, «Des vitrines sur le roman: les couvertures de Madame Bovary et Salammbô», Flaubert, Les pouvoirs de l’image, vol. 11, 2014. Accessible en ligne [dernière consultation 8/02/2016]. Merci à Jean-Marie Courant pour nos échanges qui ont permis la découverte de ce texte, et à Sarah Vadé pour son accumulation lumineuse de couvertures du roman de Flaubert, Madame Bovary. [↩]
- Elizabeth Siegel a été commissaire, en 2010, de l’exposition «Playing with Picture. The Art of Victorian Photocollage» qui s’est tenue au Metropolitan Museum of Art de New York. En 1997 cependant, avait eu lieu au musée d’Orsay, une exposition «Collages et photomontages de l’Angleterre victorienne» curatée par Françoise Heilbrun. Sur la question plus large du photocollage, qui n’est pas entièrement explorée ici, je renvoie aux textes de l’historienne de l’art Dawn Ades, et notamment: Dawn Ades, Photomontage, traduit de l’anglais par Didier Pemerle, Paris, Édition du Chêne, 1976. [↩]
- On doit l’invention de la photo-carte de visite au photographe André Adolphe Eugène Disdéry (1819–1889) qui en dépose le brevet en 1854. Les photographies, au format 5,2×8,7cm sont contrecollées sur des carton au format carte de visite de l’époque (environ 6x10cm). Devenues très populaires en France, ces cartes font progressivement leur apparition en Angleterre. [↩]
- Voir: Dominique de Font-Réaux, «Elizabeth Siegel (dir.), Playing with Pictures, the Art of Victorian Photocollage», Études photographies, notes de lectures, avril 2011. Accessible en ligne [dernière consultation le 7/03/2015]. [↩]
- Sur la question de la fonction du cadre, voir en particulier Jean-Claude Lebensztejn, «À partir du cadre (vignettes)», Annexes – de l’œuvre d’art, Bruxelles, La Part de l’Œil, 1999, p. 181-223. [↩]
- John Dreyfus et François Richaudeau, La chose imprimée, Paris, «Les encyclopédies du savoir moderne», C.E.P.L., 1977, p. 101 [↩]
- L’influence de Pierre Faucheux sur Pierre Bernard est indéniable, comme ce dernier le reconnaîtra dans une lettre qu’il lui adresse au moment où il quitte l’APF et dont nous avons parlé dans ce texte. Il y affirme avoir tout appris auprès du typographe-urbaniste auquel il est redevable de cet apprentissage. Soulignons également qu’en 1964, Pierre Faucheux devient à l’invitation de Guy Schoeller, directeur artistique au Livre de Poche. Il y produira un ensemble éclectique de couvertures où se lit néanmoins un goût pour la revisitation des règles, et le désir de créer des images incitatives. [↩]
- Pierre Bernard aura aussi probablement travaillé sur la ligne graphique de la collection «Littérature», dirigée par le critique Jean-François Revel chez Julliard au milieu des années 1960. Cela reste à confirmer (les couvertures n’étant pas signées), mais les choix de caractères (le Bodoni de la fonderie Berthold, le Clarendon utilisé sur les couvertures de «10/18») et le parti-pris iconographique (des photographies, dessins ou gravures découpés sur un fond blanc neutre) sont – pour peu que l’on s’appuie sur le texte de Carlo Ginzburg, «Signes, traces pistes. Racines d’un paradigme de l’indice»* et notamment sa description de la «méthode morellienne» d’appréciation des détails –, un écho de gestes répétés (ou inspirants, selon le cas).
(*) Accessible en ligne [dernière consultation le 12/08/2015] [↩]
- La vie et la carrière de Dominique de Roux (1935–1977) mêle avec énergie littérature, amitiés et action. Ce «romantique réactionnaire» comme le surnomme un de ses biographes est en effet une de ces figures proche de l’insaisissable anarchisme de droite que l’historien François Richard a habilement synthétisé comme la tentative d’harmoniser culte de l’exigence et de la liberté (Cf. François Richard, L’anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, Paris PUF, 1988. Je renvoie également le lecteur à l’ouvrage de Pascal Ory, L’anarchisme de droite, ou du mépris considéré comme une morale, le tout assorti de réflexions plus générales, Paris, Grasset, 1985). La biographie que Jean-Luc Barré consacre à Dominique de Roux (voir note 28 de ce texte), esquisse un portrait raisonnable de cet écrivain et éditeur irritant et provocateur, mais éminemment amoureux de la littérature. [↩]
- Jacqueline de Roux, «De l’enfance à l’exil» in Jean-Luc Moreau (dir.), Dominique de Roux, Lausanne, «Dossier H», L’Âge d’Homme, 1997, p. 16. [↩]
- Jean-Paul Louis-Lambert et Guillaume Louet, «Vivre l’aventure des Cahiers de l’Herne (1960–1972). Entretien avec Jacqueline de Roux», La Revue des revues, nº50, automne 2013, p. 22-38. [↩]
- Jacqueline de Roux citée par Jean-Luc Moreau, op. cit., p. 17. [↩]
- Pauline Delassus, «L’Herne, une maison réac’académique», Paris-Match, octobre 2009. Accessible en ligne [dernière consultation 17/7/2015]. Sur le succès du Cahier Céline, on notera qu’il a (re)lancé l’intérêt pour les écrits de Louis-Ferdinand Céline. Entre 1967 et 1969, les éditions Balland sortaient, en coffret de luxe et en cinq volumes, les Œuvres de l’écrivain, sous la direction technique de Pierre Faucheux. [↩]
- Jacqueline de Roux citée par Jean-Luc Moreau, op. cit., p. 17. [↩]
- Jean-Paul Louis-Lambert et Guillaume Louet, «Vivre l’aventure des Cahiers de l’Herne (1960–1972)…, op. cit., p. 28. [↩]
- Jacqueline de Roux citée par Jean-Luc Moreau, op. cit., p. 17. [↩]
- Ezra Pound n’a pas caché son soutien au fascisme italien. En 1933 il rencontre Benito Mussolini malgré les avertissements de son ami Ernest Hemingway, et ne cessera dès lors d’aller d’erreurs en erreurs, masquant par ses diatribes fascistes et antisémites, toute la richesse littéraire de son travail dont Les Cantos, entre autres, témoignent. Voir: Louis Menand, «The Pound Error», The New Yorker, juin 2009. Accessible en ligne [dernière consultation 14/02/2016]. En 1965, dans la collection «Blanche» de L’Herne, Dominique de Roux publiera les Cantos Pisans traduits par l’écrivain Denis Roche.
[↩]
- Voir: A. Robert Lee, Beat Generation Writers, London, Pluto Press, 1996, p. 16. Voir aussi: Bill Morgan (ed.), The Letters of Allen Ginsberg, Boston, Da Capo Press, 2008, p. 70 sq. [↩]
- Tandis que la ligne graphique de la revue trouve, avec Pierre Bernard, sa forme définitive, le rythme de diffusion des Cahiers oscille encore entre semestriel ou annuel. Entre 1961 et 1974, la cadence des publications montre un rythme asymétrique témoignant sans doute des lenteurs et des moyens, mais aussi des engouements comme par exemple en 1973, lorsque quatre Cahiers sont publiés à quelques mois d’intervalle:
• | • Cahier nº1, René-Guy Cadou, 1961 • | • Cahier nº2, Georges Bernanos, 1962 • | • Cahier nº3, Louis-Ferdinand Céline, 1963 • | • Cahier nº4, Jorge-Luis Borges, 1964 • | • Cahiers nº5, Louis-Ferdinand Céline 2, 1965 • | • Cahier nº6, Ezra Pound 1, 1965 • | • Cahier nº7, Ezra Pound 2, 1965 • | • Cahier nº8, Henri Michaux, 1966 • | • Cahier nº9, Burroughs – Pélieu – Kaufman, 1968 • | • Cahier nº 10, Le Grand Jeu, 1968 • | • Cahier nº11, Giuseppe Ungaretti, 1969 • | • Cahier nº12, Howard Phillips Lovecraft, 1969 • | • Cahier nº13, Louis Massignon, 1970 • | • Cahier nº14, Witold Gombrowicz, 1971 • | • Cahier nº15, René Char, 1971 • | • Cahier nº16, Alexandre Soljenitsyne, 1971 • | • Cahier nº17, Lewis Carroll, 1971 • | • Cahier nº18, Mao Tse-Toung, 1972 • | • Cahier nº19, Pierre-Jean Jouve, 1972 • | • Cahier nº20, Julien Gracq, 1973 • | • Cahier nº211, Charles de Gaulle, 1973 • | • Cahier nº22, Jean Dubuffet, 1973 • | • Cahier nº23, Thomas Mann, 1973 • | • Cahier nº24, Dostoïevski, 1974. [↩] - Parfois la couverture n’est pas pelliculée, ce qui donne à la revue un toucher particulier, plus proche d’un bloc brut de papier. [↩]
- Inspirée du caractère Litho Antique dessiné en 1910 pour la fonderie Inland, créée en 1894 par les trois frères Schraubstadter, le Rockwell est une mécane dessinée en 1934 pour la société Monotype, sous la direction technique de Frank Hinman Pierpont. Le Série 16, comme l’indique la fiche que lui consacre le Musée de l’imprimerie à Lyon, est une réale de la Belle époque «au dessin propre et passe-partout […] pour les textes de toutes les jours». La particularité de ses détails et une variante italique chaleureuse, en font un caractère sobre mais typé. Merci à Lise Brosseau et Clarisse Podesta pour leur aide à l’identification de ce dernier. [↩]
- Même s’il consacre du temps à L’Herne, Pierre Bernard conserve des liens dans le monde de l’édition et notamment avec l’ancien directeur littéraire de la collection «Lettres Nouvelles» (Julliard), pour lequel il avait travaillé alors qu’il était encore chef d’atelier chez Pierre Faucheux. Maurice Nadeau qui, après la cession de Julliard au Groupe des Presses de la Cité, est passé chez Denoël, fait ainsi appel au graphiste lorsqu’il lance, en 1966, son magazine bi-mensuel La Quinzaine Littéraire. De 1966 à 1969, Pierre Bernard va s’occuper des maquettes du magazine. Celles-ci seront poursuivies, de 1970 à 1975, par Jacques Daniel, puis par Pierre Faucheux en 1976. Entre 1983 et 1984, c’est André Bruyère qui assure le graphisme du magazine. En 1986, Valerio Adami met en page le numéro 459. À partir de 1993, c’est Hilka Le Carvennec qui a poursuivi la mise en page de La Quinzaine Littéraire.
[↩]
- Zéno Bianu, «Grand Jeu et Folle Sagesse» in Olivier Penot-Lacassagne et Emmanuel Rubio (dir.), Le Grand Jeu en mouvement (actes du colloque de Reims), Lausanne, «Bibliothèque Mélusine», L’Âge d’Homme, 2006, p. 302. [↩]
- Voir note 64. [↩]
- Sur la notion de «billets hiéroglyphiques», je me permets de renvoyer le lecteur à mon article «De drôles de machines et des formats “ciné-graphiques” ou comment le stéréoscope a éduqué Brooke Shields (I)». Accessible en ligne [Dernière consultation le 11/02/2016]. [↩]
- La circulation des auteurs entre L’Herne et Christian Bourgois Éditeur se fait assez naturellement due aux positions stratégiques de Bourgois et de Roux. Il arrive parfois même que des co-éditions paraissent, ce fut le cas entre «10/18» et L’Herne pour la publication, en 1964, de l’ouvrage de Reinhardt Lettau, Manig fait son entrée. Ou encore pour la publication, chez «L’inédit 10/18», des poèmes de Bob Kaufman, dans le recueil Solitudes.
[↩]
- Jean-Luc Barré, op. cit., p. 334. [↩]
- Pierre Bernard, «Les Cow-Boys de l’Apocalypse», in Pierre Bernard (dir.), Burroughs – Pélieu – Kaufman, Paris, «L’Écriture des vivants», l’Herne, 1968, non paginé. Cet extrait forme le dernier paragraphe d’un texte que Bernard signe: Pierre Bernard, Paris 16 novembre 67. La nuit où l’Égyptienne a chanté la Montagne. Par ailleurs, dans ce texte, Pierre Bernard fait allusion à l’ouvrage de Lawrence Ferlinghetti, La Quatrième personne du singulier, publié en 1961 dans la collection «Lettres Nouvelles» chez Julliard. [↩]
- Voir: Jean-Luc Moreau (dir.), Dominique de Roux, op. cit. [↩]
- François Dosse, op. cit., p. 44-45. [↩]
- Louis Massignon, Écrits mémorables, textes établis, présentés et annotés sous la direction de Christian Jambet, par François Angelier, François L’Yvonne, Souâd Ayada et Christian Jambet, Paris, «Bouquins», Robert Laffont, 2009. [↩]
- Maud Leonhard Santini, op. cit., p. 204-205. [↩]
- Ibid., p. 192. [↩]
- En 1972, Pierre Bernard devient actionnaire majoritaire des éditions Sindbad, et son frère, Louis Bernard, fait partie avec d’autres, des actionnaires restants. [↩]
- Parmi les autres collections, on compte «La petite bibliothèque de Sindbad» et les séries «Les Classiques», «Littératures contemporaines», «L’Histoire décolonisée». On notera aussi que les premières couvertures dessinées par Pierre Bernard pour la collection «La Bibliothèque arabe», évoquent les couvertures de la collection «L’Envers» lancée au début des années 1970 par L’Herne.
[↩]
- Christophe Ayad, «Sindbad le Parrain», op. cit. [↩]
- À nouveau, je suis reconnaissante à Maud Leonhard Santini (voir notes précédentes) pour la profondeur de sa recherche sur les édition Sindbad. Elle y explique, notamment, le soutien financier que Pierre Bernard obtint du gouvernement algérien – ce dernier passait commandes de plus de 1500 exemplaires de chacun des ouvrages que les éditions publiaient –, ainsi que l’importance de son rôle d’éditeur au moment où la littérature arabe, entre 1970 et 1980, est encore trop timidement présente dans le monde de l’édition en France. [↩]
- Jacques Le Rider, «Le divan occidental-oriental, livre de Johann Wolfgang von Goethe», Encyclopaedia Universalis. Accessible en ligne [dernière consultation le 17/02/2016]. [↩]
- Je remercie Marie Proyart pour avoir su motiver la fin de ce texte et Thierry Chancogne pour sa patience et sa relecture. [↩]