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Le grille-futur

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Superstudio, Quaderna, c.1970 (image via dzine, merci)

La grille sans dĂ©but ni fin des italiens de Superstudio est considĂ©rĂ©e par ses propres membres comme «les Tombes des architectes»; une radicalitĂ© de ton propre Ă  celles des crĂ©ations du nord de l’Italie Ă  l’Ă©clipse des annĂ©es 60, et qui, d’après Germano Celant, l’inventeur du terme radical, serait comme cette «dĂ©marche iconoclaste, une pratique conceptuelle associant l’architecture aux autres arts. La forme du projet consiste ici en un instrument de confrontation avec la sociĂ©tĂ©, et le langage se donne comme un domaine d’investigation du projet architectural qui vise Ă  le dĂ©mystifier.»

Cette description brillante est tirĂ©e d’Italie Radicale, l’exposition organisĂ©e par le Frac Centre en 2003. Une plongĂ©e dans l’Ă©poque avant-gardiste du Hot House italien (l’expression est de Branzi), aux limites des usages du design et de l’architecture, Ă  ces frottements avec d’autres pratiques, illustrĂ©s encore par des groupes comme Memphis ou Archizoom.

Revenons Ă  Superstudio. Italie Radicale nous apprend que les Histogrammes, dessinĂ©s par Natalani et d’autres superstudieux, sont basĂ©s sur la rigueur de la grille orthogonale. Ces lignes sans fin sont la recherche «d’une immutabilitĂ©, d’une image inaltĂ©rable». Des radicants qui pollenisent toute la planète lui donnant, pour paraphraser le Morane de Truffaut, son Ă©quilibre et son harmonie, et bâtissant ce Monument continu, code gĂ©o-graphique du globe terrestre et utopie architecturale très landartienne.

Superstudio/Piero Frassinelli, 1971: Dodici Citta Ideali (images via storefront et ordorado)

Ces visions surrĂ©alistes d’une grille implacable d’oĂą tout naĂ®trait et mourrait, cette planification, Ă©trange manteau d’Arlequin, devint le motif critique des plans d’urbanisation de la fin des annĂ©es 60. On retrouve Ă©galement le motif orthonormĂ© dans le mobilier produit par Zanetta au dĂ©but des annĂ©es 70: Les Quaderna, autre semonce Ă  peine voilĂ©e contre la matrice mĂŞme de la modernitĂ©, deviennent des objets neutres, identifiables oĂą la visibilitĂ© exagĂ©rĂ©e de cet outil nĂ© Ă  la Renaissance devient une manière de dĂ©construire son histoire.

Pourtant la grille deviendra dans les annĂ©es 80, un autre signe de cette hyper-technologie, nouveau boom de la science au service de la sociĂ©tĂ© et qui peut rappeler l’ère victorienne de l’industrialisation comme nouvelle religion des citĂ©s et des intĂ©rieurs. Il faut se souvenir du Boilerhouse Project, prĂ©mice du Design Museum Ă  Londres, et crĂ©e par Stephen Bailey (sous l’Ă©gide de Terence Conran) dans les pièces abandonnĂ©es du V&A. Une exposition permanente dĂ©diĂ©e au design sous toutes ces formes et un espace oĂą la grille se dessine au grĂ© de carreaux de faĂŻence d’un blanc de laboratoire.

Boilerhouse Project, Better Living Philip Garner, 1983 (Victoria & Albert Museum)

The Boilerhouse Project, Better Living Philip Garner, 1983 (image vads collection)

The Boilerhouse Project (image HoD RCA 2011)

The Boilerhouse Project, Art and Industry, 1982 (image vads collection)

The Boilerhouse Project, Milk carton, illustrator Steve Pearse, 1981 (image vads collection)

La grille se dĂ©cline alors dans la fiction, le mobilier et le graphisme, blueprint en angle droit d’une idĂ©alisation des objets et des hommes. Une sĂ©quence dans Looker (dir. Michael Crichton, 1981), montre ainsi la crĂ©ation de la femme parfaite grâce Ă  des algorithmes et une grille de bâti Ă  faire pâlir les tenants de la Renaissance maniĂ©rĂ©e. Car la grille c’est aussi la paillasse des apprentis-chimistes, l’espace de conception et le signe du contrĂ´le. On retrouve alors le motif rĂ©pĂ©tĂ© Ă  foison, symbole d’un monde rĂ©glĂ© comme un cahier d’Ă©colier.

Michael Crichton, Looker (1981)

La grille devient, Ă  l’instar du nĂ©on, une vision de ces annĂ©es 80 aux couleurs primaires et memphisiennes. C’est le cas dans la publicitĂ©, amĂ©ricaine, pour le lancement de la Renault 5 aux États-Unis: un air disco et une grille omni-prĂ©sente dans la sĂ©quence de la station-service. Ou encore, plus discrète certes, dans ces affiches publicitaires vantant les mĂ©rites des lunettes Ellesse.

Annonce Ellesse

vidéogramme spot Renauly 80’s

IdĂ©alisation du prĂ©sent, la grille est possiblement la mise au carreau d’un futur fantasmĂ©. Une projection que l’on retrouve avec l’autre nouveautĂ© technique des flamboyantes eighties: le magnĂ©toscope. Le Video Home System permet depuis 1974 de conserver sur bandes-magnĂ©tiques des programmes diffusĂ©s Ă  la tĂ©lĂ©vision. MaĂ®trise du temps et nouvelle libertĂ©, il faut revoir la publicitĂ©, devenue culte, et produite pour la compagnie Philips au lancement de son magnĂ©toscope le Philips V2000. Watch what you want when you want, est sans le savoir mais en le devinant peut-ĂŞtre, le slogan anticipant l’actuel prĂ©sent.

Annonce Samsung

De Samsung Ă  Panasonic, la course des annĂ©es 80 pour le perfectionnement des outils d’enregistrement du signal analogique, devient la quĂŞte d’un futur immĂ©diat oĂą chaque propriĂ©taire de magnĂ©toscope devient un archiviste amateur en puissance. Un archiviste de la mĂ©moire mouvante, diffusĂ©e quasi 24h/24h, grâce aux ondes hertziennes qui rĂ©duisent soudainement l’espace et le temps.

Des magnĂ©toscopes qui se sophistiquent et qui l’annoncent Ă  renfort d’images, nous faisant rentrer au plus intime de la machine, au coeur de sa grille de composants. Le système V2000 de Philips sera pourtant un Ă©chec. Alors que la compagnie a lancĂ© le premier appareil d’enregistrement dès 1974, elle tente avec le V2000 de proposer des cassettes qui enregistrent sur leurs deux faces. Le système VHS, moins performant mais plus diffusĂ© mondialement, enterrera dĂ©finitivement cette tentative.

le magnétoscope V2000 de Philips (c.1983)

Si la grille devient le symbole formel qui sous-tend les notions de construction et de projection, on s’intĂ©resse de plus en plus Ă  l’espace lui-mĂŞme. Cette voie lactĂ©e elle aussi sans fin et surtout sans repères: space the final frontier. Quelques apartĂ©s visuelles, notamment dans la famille des publicitĂ©s pour les magnĂ©toscopes, montreront d’ailleurs le goĂ»t polyvalent pour le mariage entre rigueur de la grille et affranchissement des formes en libertĂ©: rĂŞve surrĂ©aliste de la grille du labyrinthe et de l’infini spatial et libertaire, qui fera les belles heures du postmodernisme.

Le VCR (Video Cassette Recording) aura aussi permis l’Ă©closion de nombreuses structures dĂ©diĂ©es Ă  la diffusion des VHS. C’est le cas de la RĂ©gie Cassette VidĂ©o, sociĂ©tĂ© française qui a longtemps tenu la première place sur ce marchĂ© lucratif et fait les belles heures des vidĂ©oclubs. La cassette Ă  jacquette devient le livre magnĂ©tique, RCV (palindrome bien trouvĂ© de VCR) son Ă©diteur principal. Une identitĂ© graphique sera inventĂ©e qui jette un dernier clin d’oeil sur le goĂ»t des annĂ©es huitzĂ©ro pour la grille.

Logo RCV

Premières jaquettes RCV

Jaquette RCV Terry Toon n°1

 

Jaquette RCV Point limite zero

On s’explique encore mal le pourquoi du papier dĂ©chirĂ© comme motif en quatrième de couverture de jacquette. On peut Ă©piloguer sur la dĂ©chirure, trace d’un arrachement et donc d’une dĂ©territorialisation forcĂ©e, et qui dessine ces lignes inĂ©gales qui s’opposent Ă  la structure rigide et rĂ©pĂ©titive de la grille. Celle-ci Ă©tant, par principe mĂ©canique, le moyen d’augmenter la rĂ©sistance Ă  la traction et d’Ă©viter la fissure, on opposerait facilement dĂ©chirure et grille.

Pourtant la dĂ©chirure est aussi obtenue en pliant de façon rĂ©pĂ©titif un espace, une ligne oblique ou droite se forme alors, partageant l’espace de dĂ©part et faisant du pli le moyen principal de crĂ©er des unitĂ©s Ă  gĂ©omĂ©tries variables. Le pli, la grille et la dĂ©chirure auraient donc partie liĂ©e.

Grille déchirée

Jaquettes RCV

Ici la dĂ©chirure n’est pas celle d’un support qui viendrait, dĂ©tachĂ©, se superposer Ă  la grille. On assisterait plutĂ´t Ă  la dĂ©monstration visuelle que la grille se fissure, qu’elle ouvre un espace. C’est le cas des quatrième de couverture de ces jacquettes qui varient uniquement de couleur mais conservent l’identique et Ă©trange dĂ©coupage, lieu du texte-lĂ©gende (en american typewriter), explicatif et informatif.

On pense alors aux collages de Arp mais aussi Ă  Duchamp et son oeuvre posthume, Étant donnĂ©s: 1. La chute d’eau, 2. Le gaz d’Ă©clairage (sculpture-construction, 1946-1966). La vue par la fissure Ă©tant comme un Ă©nième pied de nez Ă  la notion de cadre en art, mais aussi de la perspective, cette discipline dont la grille est l’outil nĂ©cessaire. La fissure, ce morceau dĂ©chirĂ©, pris Ă  la grille, devient comme l’espace perturbant mais indissociable de la rupture. Celle-ci pouvant ĂŞtre la mĂ©taphore du passage d’un support Ă  l’autre, d’un espace Ă  l’autre. Des salles sombres de cinĂ©ma Ă  l’espace intime de son salon, de la pellicule au nitrate Ă  la bande magnĂ©tique, deux expĂ©riences s’apprĂ©hendent au moyen de techniques dĂ©rivant du besoin mĂŞme de conserver ces expĂ©riences.

Jean Arp, papier déchiré (1932)

Marcel Duchamp, photographie du plan de montage de Étant donnés (1964-1966)

Marcel Duchamp, Étant donnés: 1. La chute d'eau, 2. Le gaz d'éclairage (146-1966)

Jaquettes RCV

Steven Lisberger, Tron (1982)

Grid holes possibilities in Armagetron advanced

Enfin on peut aussi imaginer que la grille sur fond noir est une manière de renvoyer au film Tron (dir. Steven Lisberger, 1982) et sa fameuse Grille avec majuscule. Cette arène nĂ©onesque est l’aire des jeux mortels de programmes ayant pris forme humaine. Des courses-poursuites se terminent invariablement par des chocs frontaux aux limites de la Grille, ouvrant des passages, des fissures par lesquelles se glisser. Comme si la grille n’Ă©tait pensĂ©e que pour permettre cette ouverture: un dĂ©but vers l’infini…

Entrevue

Beauregard