Flux

Meta

Pas de commentaires

Saillance

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *



Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, volume III, Laurence Sterne, Robert et James Dodsley, Londres, 1761

Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, volume III, Laurence Sterne, Robert et James Dodsley, Londres, 1761


 

Le graphiste est souvent considĂ©rĂ© comme le technicien de surface des deux dimensions d’un certain nombre de supports : la feuille du poster, du livre, de la lettre, l’écran, le panneau, l’enseigne


Comme l’indique le volume de l’antique bulle-enveloppe, de la tablette, du cĂŽne, du prisme mĂ©sopotamien, l’enroulement sur lui-mĂȘme de l’ancien papyrus du bien nommĂ© volumen – en volute –, du parchemin du vieux rotulus – en forme de roue –, le pliage compliquĂ©, impliquĂ©, dupliqué  des cahiers souvent papier du codex, la superposition et le dĂ©ploiement des plaques de bambou inscrites du sud de l’Inde
 les deux dimensions du support, du moyen, du milieu du graphisme acquiĂšrent souvent la troisiĂšme dimension de l’espace. Sans parler de la nature souvent architecturale de nombre d’inscriptions plus ou moins publiques, parfois gravĂ©es en creux ou en relief, qu’Armando Petrucci qualifie d’« exposĂ©es Â»1.

Mais il est une autre dimension du graphisme, de la typographie, du graphic design, qui réclame pour nos petites affaires scripturales et imagées la dignité du relief logique.
 
Wassily Kandinsky nous a rappelé, il y maintenant longtemps déjà, dans son approche synesthésique et musicale de la peinture, la dimension spatiale de la perception des résonances de la couleur, de la ligne, de la forme et de leurs interactions.
 

« La minceur ou l’épaisseur d’une ligne, l’application de la forme sur la surface, la superposition d’une forme Ă  une autre, sont des exemples suffisants de l’extension de l’espace par le dessin. La couleur offre des possibilitĂ©s analogues, car elle peut, convenablement appliquĂ©e, s’avancer ou reculer, tendre vers l’avant ou vers l’arriĂšre, faire de l’image une essence flottant dans l’air, ce qui Ă©quivaut Ă  une extension picturale de l’espace. Â»
Wassily Kandinsky2

 
Sans aller jusqu’à la sculpture, Ă  la glorieuse architecture ou aux tableaux vivants, le graphisme, comme la peinture, bref, l’image, peut Ă©galement jouer de la qualitĂ© de la matiĂšre colorĂ©e qui relĂšve d’effets plus ou moins kinesthĂ©siques et synesthĂ©siques, de rĂ©alitĂ©s ayant un rapport avec la spatialitĂ© et le toucher. On passe alors de l’effet, de la reprĂ©sentation, Ă  la matĂ©rialitĂ©, Ă  la prĂ©sentation. Les qualitĂ©s d’abord matĂ©rielles et perceptivement spatiales de telle couleur empĂątĂ©e ou diluĂ©e du peintre, de la trouĂ©e de la toile d’un Lucio Fontana, Gustav Metzger ou SaburĂŽ Murakami – entre toute une galaxie d’autres – trouvent un Ă©cho relatif, non seulement dans la qualitĂ© texturale de tel encrage, mais encore dans les possible effets de l’estampage, du gaufrage, de la dĂ©coupe « Ă  l’emporte-piĂšce Â» du support graphique.
 
Mais la fameuse Gestalt Psychologie de la fin du XIXe et du dĂ©but du siĂšcle suivant vient nous rappeler Ă  un autre mode plus fondamental de la « saillance » des objets ou des perceptions visuelles. Sans rentrer dans les subtilitĂ©s qui opposent les diffĂ©rentes Ă©coles de Berlin, de Graz, de Leipzig, toute perception, toute gestalt – soit quelque chose comme une forme, une forme perçue, la prise de conscience d’une perception – est l’effet d’une figure qui surgit du fond, de la sĂ©grĂ©gation d’une zone valorisĂ©e qui se lĂšve, qui se dĂ©tache d’un fond. Qui se dĂ©-tache, s’éloigne de la tache, se dĂ©gage de la surface « tĂąchable Â» du support. Un fond, une surface alors dĂ©valorisĂ©s, mais qui ne sont pas pour autant dĂ©nuĂ©s de puissance : qui restent un potentiel fonds de possibles surgissements. Tout fond est la dĂ©valorisation de certaines zones du champ visuel par rapport Ă  d’autres qui deviennent le focus, le foyer de nos attentions. Tout fond est un arriĂšre-fond, un arriĂšre plan dĂ©fini de maniĂšre spatiale au delĂ  de la dialectique de l’actif et du passif. Ou plutĂŽt de l’activitĂ© qui nous engage plutĂŽt Ă  un instant t avec certaines zones plus ou moins bien dĂ©finies du champ visuel, et qui dĂ©finit le restant comme, peut-ĂȘtre pas un passif, mais un potentiel, une virtualitĂ©, une puissance de formation, un peut-ĂȘtre d’agentivitĂ©, une possible morphogenĂšse : un peut ĂȘtre.
 

« Quand un objet apparaĂźt sur [upon c’est nous qui soulignons] un champ homogĂšne, il doit y avoir une diffĂ©rentiation (inhomogĂ©nĂ©itĂ©) du stimulus pour que l’objet puisse ĂȘtre perçu. Un champ parfaitement homogĂšne apparaĂźt comme un champ total [Ganzfeld] opposĂ© Ă  la subdivision, la dĂ©sintĂ©gration, etc. Effectuer une sĂ©grĂ©gation dans ce champ requiert une certaine puissance de diffĂ©renciation entre cet objet et son arriĂšre fond. [
] Le cas le plus probant de l’apparition d’une figure dans un tel champ se rĂ©alise quand, dans la totalitĂ© du champ, une surface close de forme simple se distingue de son champ relatif par sa couleur. Une telle figure-surface ne constitue pas un duo dont le champ total ou « support » [ground] serait l’autre Ă©lĂ©ment ; son contour sert de ligne de frontiĂšre seulement Ă  cette figure. L’arriĂšre-fond [background] n’est pas limitĂ© par cette figure mais semble continuer sans interruption dessous [beneath c’est nous qui soulignons]. Â»
Maw Wertheimer3

 
Mais comment cette surface parvient-elle Ă  cette valorisation visuelle ? Selon la Gestalt Psychology, certaines surfaces qu’on prĂ©fĂšrera dĂšs lors appeler formes voire figures, s’imposent parce qu’elle sont capables de dĂ©montrer certaines qualitĂ©s : certaines GestaltqualitĂ€ten. Christian von Ehrenfels explique que cette qualitĂ© rĂ©side dans le « plus », la positivitĂ© rĂ©alisĂ©e par certaines formes vis-Ă -vis de la somme de leurs parties. Ce qu’on pourrait appeler structure, articulation, tectonique, sens
 vient habiter et donner une valeur d’ensemble, de cohĂ©rence Ă  la forme. On pourrait mĂȘme soutenir qu’elle vient l’habiter, comme l’habitus bourdieusien, de l’intĂ©rieur. En bref, cette forme est in-formĂ©e et cette qualitĂ©, cette valeur qu’elle peut acquĂ©rir et qui lui donne cette puissance d’apparaĂźtre, cette qualitĂ© de phĂ©nomĂšne, est liĂ©e Ă  cette valeur d’information. On retrouve l’étymologie de la forma latine, du moule, de la matrice avec toute la tension de la poussĂ©e intĂ©rieure, et de la fermetĂ© de la contenance des limites. Esprit es-tu lĂ  ?
 

« Supposons d’abord que la sĂ©rie de tons t1, t2, t3
t10, quand elle est jouĂ©e, soit apprĂ©hendĂ©e par la conscience d’un sujet S comme une Gestalt tonale (de sorte que les images-mĂ©moire de tous les tons soit simultanĂ©ment prĂ©sents en elle) ; et supposons ensuite que la somme de ces n tons, chacun avec ses dĂ©terminations temporelles particuliĂšres, soit amenĂ© Ă  la reprĂ©sentation par n unitĂ©s de conscience de sorte que chacun de ces n items ait dans la conscience une seule et unique reprĂ©sentation tonale. Alors la question se pose de savoir si la conscience S, en apprĂ©hendant la mĂ©lodie, amĂšne Ă  sa reprĂ©sentation plus que les n tons individuels considĂ©rĂ©s ensemble.
Une question analogue peut clairement se poser Ă  l’égard des formes spatiales. [
] comme prĂ©cĂ©demment au sujet de la mĂ©lodie, nous pouvons ainsi nous demander si la figure spatiale peut ĂȘtre plus que la seule somme de ses dĂ©terminations locales individuĂ©es, si la conscience qui apprĂ©hende la figure en question amĂšne Ă  se reprĂ©senter quelque chose de plus que les n parties considĂ©rĂ©es ensemble. Â»
Christian von Ehrenfels4

 

« Il se peut que la spatialitĂ© soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Â»
Sigmund Freud5

 
Et cette « intĂ©rioritĂ© Â» de la structuration de la forme par l’information est peut-ĂȘtre tout aussi dĂ©terminante dans le corrĂ©lĂąt de la notion de qualitĂ© de la Gestalt qu’est la « prĂ©gnance Â». La prĂ©gnance (PrĂ€gnanz) qualifie prĂ©cisĂ©ment la bonne Gestalt, la bonne forme qui s’impose Ă  notre perception, ou pour le dire en termes peut-ĂȘtre plus graphiques, qui s’imprime dans notre esprit. La forme qui a de la puissance, de la force. L’exemple que prend Max Wertheimer de l’angle droit a d’ailleurs dans la traduction anglaise de W. D. Ellis une saveur particuliĂšre. La bonne forme – ou pour aller vite Gestalt – du bon angle qui domine ses agencements proches Ă  plus ou moins de 90° se dit en anglais « right angle ». Justement, l’anglais est aussi rĂ©vĂ©lateur des valeurs de puissance et d’intĂ©rioritĂ© de la bonne forme-Gestalt et de l’in-formation. Pregnance signifie Ă©videmment en anglais l’état de grossesse fĂ©conde, soit originellement l’effet du « prĂ©- Â» gĂ©nĂ©tique d’une information, pour ne pas dire l’effet d’une information gĂ©nĂ©tique ou d’une morphogenĂšse de l’information.
 

« Supposons qu’un cĂŽtĂ© d’un angle soit maintenu Ă  l’horizontale et que l’autre Ă©volue d’un arc de 30 Ă  150°. Ici [
] chaque degrĂ© ne possĂšde pas la mĂȘme valeur en termes psychologiques. Il existe plutĂŽt trois angles principaux : l’aigu, le droit et l’obtus. L’angle droit par exemple a une certaine tolĂ©rance [region] telle q’un angle de 93° apparaĂźt comme un angle droit (plus ou moins adĂ©quat). Les Ă©tats intermĂ©diaires entre les « stades principaux » ont un caractĂšre peu dĂ©fini et sont facilement perçus dans le sens de l’un ou l’autre des « stades de la prĂ©gnance » [PrĂ€gnanzstufen] adjacents. Â»
plus loin
« Dans tous ces cas, se font jour les mĂȘmes questions que suggĂ©rait prĂ©cĂ©demment notre discussion sur les « stades de la prĂ©gnance Â» [PrĂ€gnanzstufen]. Certains arrangements sont plus forts que d’autres et semblent « triompher » ; les configurations intermĂ©diaires sont moins distinctes, plus Ă©quivoques. Â»
Maw Wertheimer,6

 
Parler de l’information qui fait la forme perçue condamne-t-elle la forme Ă  la fermeture, l’information Ă  la fermetĂ© ? C’est un peu ce que l’on peut peut-ĂȘtre facilement comprendre aux lois de la Gestalt dĂ©finies par Wertheimer. La bonne forme est facilement la forme Ă©vidente, la forme-truisme, la forme familiĂšre qu’on reconnaĂźt mieux parce qu’on la connaĂźt dĂ©jĂ  ou qu’elle offre des repĂšres plus fermes, plus tranchĂ©s, plus cohĂ©rents, plus prĂ©visibles Ă  l’intellection. Pourtant, quelque chose qui apparaĂźt, qui se lĂšve, qui se dĂ©couvre comme on l’a dit, procĂšde aussi d’un mouvement, d’une transformation, d’un dĂ©placement : d’une morphogenĂšse. Il faut sans doute rappeler la façon dont on attire le regard d’un trĂšs jeune enfant, d’une attention visiblement assez confuse. Par le mouvement. Par quelque chose qui accroche semble-t-il son regard et qui est occasionnĂ© par une plastique visuelle, par un Ă©vĂ©nement, par une mutation, par une animation – et l’on pourrait Ă  nouveau peut-ĂȘtre trop facilement relever ce que ce mot dit de son rapport Ă  la fluence du vivant et de l’intĂ©rioritĂ© de la psychĂ©. Si l’on regarde tant, dans un corps, les yeux d’un visage au point que ce soit ce que l’on cherche d’abord dans toute prĂ©sence naturaliste – qui imite certaines donnĂ©es de nos relations visuelles naturelles. Ce n’est pas, peut-ĂȘtre, seulement parce que, par lĂ , on accĂšderait Ă  une intĂ©rioritĂ©, mais que, trĂšs simplement les yeux sont sans doute parmi les plus mobiles, ou intenses, ce qui en appelle Ă  une concentration, une densification des mouvements.

Il y a donc, peut-ĂȘtre un premier distinguo, du moins une nuance Ă  Ă©tablir entre la puissance d’ĂȘtre de la forme, son agentivitĂ©, et sa formalisation dans le sens d’une fermetĂ©, d’une fermeture, d’un achĂšvement, d’un dĂ©jĂ -lĂ  du prĂ©visible qui est aussi synonyme de mort, de fin, et peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  de finalitĂ©. Il y a donc, en l’occurrence, un genre de direction partagĂ©e entre le prĂ©fixe in- qui qualifie l’intĂ©rioritĂ© et le in- privatif. L’information qui anime de l’intĂ©rieur, dans l’antĂ©rioritĂ© gĂ©nĂ©tique, la forme, peut aussi peut-ĂȘtre assez paradoxalement la priver de trop de dĂ©finition. On pourrait peut-ĂȘtre aussi dans ce sens assez vitaliste associer trĂšs simplement la capacitĂ© de la forme Ă  s’imposer Ă  une puissance d’agir assez fondamentale qui caractĂ©rise prĂ©cisĂ©ment le mouvement du vivant, sa capacitĂ© « actancielle Â» pour le dire comme Jakob von UexkĂŒll7, son animation.
 
On pourrait amener ici les extensions aux sciences humaines de la thĂ©orie de l’information formulĂ©es dĂ©jĂ  par Warren Weaver en 1949 et dĂ©veloppĂ©es dans les annĂ©es 1970 par Abraham Moles, malgrĂ© les prĂ©cautions de son crĂ©ateur, Claude Elwood Shannon qui rĂ©clamait une retenue plus exclusivement scientifique et technique excluant la dimension sĂ©mantique et esthĂ©tique des messages. Cette thĂ©orie fonctionne sur des donnĂ©es probabilistes et dĂ©finit deux genres de l’information. Une information prĂ©visible qui se rĂ©pĂšte et facilite le repĂ©rage des structures ainsi accusĂ©es de la forme est appelĂ©e rĂ©currence. Une seconde, imprĂ©visible et par cela plus difficilement perceptible ou proche du bruit, du parasite, du brouillage, est appelĂ©e « entropie Â». Presque le contraire de la bonne et bien forme « cosmologique Â», harmonique, cohĂ©rente, rĂ©glĂ©e au prĂ©alable par un ordre. Le chaos vous dis-je, l’évĂ©nement, l’inconnu, l’inopinĂ©, le singulier et par lĂ  le subreptice, le difficilement repĂ©rable, le discret, l’infime. Le dia-bole qui casse « au travers Â» la convention « unie Â» du sym-bole. Ce qui doit demander un effort, peut ĂȘtre des soutiens, des cadres – des redondances – Ă  l’attention, notamment relativement aux intentions de l’émetteur de la forme. Un genre de fond indĂ©terminĂ© et imperceptible donc, qui pourtant, se distingue, et en particulier, du spectaculaire, de l’évidence, de la rĂ©currence. Ce qui peut poser plutĂŽt qu’imposer sa diffĂ©rence qui peut faire la diffĂ©rence pour paraphraser Gregory Bateson. On est alors toujours dans une idĂ©e de prĂ©gnance, de puissance de formation, de transformation, mais moins dans une notion de domination, de pouvoir, de violence faite Ă  l’attention. On est peut-ĂȘtre plus dans une notion de tension, d’intensitĂ©, de charge de la forme. Une puissance est lĂ  qui sollicite mais n’oblige pas notre attention. Peut-on encore parler de Gestalt ? On peut quand mĂȘme constater un soulĂšvement de la forme Ă  laquelle on prĂȘtera quelque attention. On peut Ă©prouver un relief, un mouvement, une Ă©nergie.
 

« [
] une diffĂ©rence qui crĂ©e une diffĂ©rence est une idĂ©e. C’est un Ă©lĂ©ment [bit] une unitĂ© d’information. »
Gregory Bateson8
 
« S’il est admissible que l’information sĂ©mantique de l’Ɠuvre se laisse Ă©puiser et Ă©ventuellement mĂ©moriser, il apparaĂźt que le propre de l’Ɠuvre d’art est de transcender par sa richesse la capacitĂ© de perception de l’individu. »
Abraham Moles9

 
Se pose peut-ĂȘtre aussi une nouvelle question. Si cette forme qui s’affirme peut le faire sans trop de fermetĂ©, de logique de firme. Cette structure gĂ©nĂ©tique de la forme affecte-t-elle sa signification ? Autrement dit, une forme qui s’impose impose-t-elle du mĂȘme coup un message, un contenu qui comme on l’a vu, en quelque sorte, la conditionnerait ? Une forme prĂ©gnante, si, visiblement, elle pense, dĂ©livre-elle une pensĂ©e aussi forte, en quelque sorte de mĂȘme qualitĂ© et, d’autre part, semblable, de mĂȘme nature ?

Je veux dire tout d’abord peut-ĂȘtre trop facilement que, de maniĂšre intuitive et peut-ĂȘtre subjective, j’ai l’impression que, lorsque j’aime les formes produites par quelqu’un, j’aime la personne. Qu’il y a un genre d’ethos c’est-Ă -dire aussi une maison, un lieu commun10 – mais peut-ĂȘtre trop commun, peut-ĂȘtre un truisme – que je partage avec cette forme et ses informations. Je pressens donc quelque chose comme une communautĂ© d’intĂ©rĂȘt Ă  la forme et Ă  son contenu. Je ressens pourtant souvent des difficultĂ©s Ă  ĂȘtre trop prĂ©cis dans la dĂ©finition des significations d’une forme qui motive pourtant mon intĂ©rĂȘt, qui accroche mon regard et mon esprit, qui rĂ©siste justement Ă  mon investigation. Il faut donc distinguer deux niveaux, deux modes de la relation de la forme Ă  son contenu.

Émile Benveniste, dans le fil de son maĂźtre Ferdinand de Saussure, a pu dĂ©velopper le distinguo du signifiant et du signifiĂ© dans un mode moins intriquĂ© que son mentor. Si pour Saussure, la forme matĂ©rielle du signe et sa, ses signification(s) sont « comme le recto et le verso d’une feuille Â»11, pour Benveniste, se dĂ©veloppe du cĂŽtĂ© du signifiant une « signifiance Â» « sĂ©miotique Â» manifeste, une information propre Ă  chaque langage, qui ne garantit pour autant aucune signification partageable ou « sĂ©mantique Â» trop prĂ©cise, qui ouvre Ă  l’interprĂ©tation malgrĂ©, Ă©videmment un sens, un « intentĂ© », un vouloir-dire plus ou moins maĂźtrisĂ© initial12. On aurait envie de ramener ici le fameux triangle sĂ©miotique de Charles Sanders Peirce et la façon dont il peut interposer Ă  la base trĂšs terrienne – les linguistes diront plutĂŽt syntagmatique – du triangle constituĂ©e par la partie matĂ©rielle perceptible du signe, ce qui est signifiant, le signe en tant qu’objet, et par l’objet plus ou moins expĂ©rimentale que veut relayer ce signe, son rĂ©fĂ©rent pour parler Ă  nouveau comme Benveniste, un Ă©lĂ©ment qui s’élĂšve Ă  la pointe supĂ©rieure – et paradigmatique – du polygone : l’interprĂ©tant. Un interprĂ©tant n’est pas, bien sĂ»r, un interprĂšte. Il y a dans ce participe prĂ©sent l’idĂ©e d’une action, d’une autonomie. Un interprĂ©tant est aussi un signe : le signe d’une interprĂ©tation, une phrase, une sentence, un Ă©noncĂ©, un ensemble de locution, un schĂ©ma
 Quelque chose comme un signifiĂ© mais avec toute la charge de doute, de plurivocitĂ© liĂ©e Ă  la question de la traduction, de la mise en avant de l’impossible et pourtant de la mise en acte de cette interprĂ©tation, de cet entre, de cet Ă©cart, de cette dialectique, de cette polaritĂ©, de cette façon de prĂȘter avec toute l’ambiguĂŻtĂ© vis-Ă -vis de la plĂ©nitude d’un don – qui lui-mĂȘme comme l’a montrĂ© Marcel Mauss13, n’est jamais dĂ©liĂ© d’un contre-don.
 

« De fait, les manifestations du sens semblent aussi libres, fuyantes, imprévisibles, que sont concrets, définis, descriptibles, les aspects de la forme. »
Émile Benveniste14
plus loin et presque symétriquement
« On peut transposer le sĂ©mantisme d’une langue dans celui d’une autre, « salva veritate » ; c’est la possibilitĂ© de la traduction ; mais on ne peut pas transposer le sĂ©miotisme d’une langue dans celui d’une autre, c’est l’impossibilitĂ© de la traduction. Â»
Émile Benveniste15

 
Reprenons pour finir, en nous excusant au prĂ©alable de n’avoir qu’esquissĂ© sans doute naĂŻvement questions et Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse, de n’avoir pas plus rĂ©flĂ©chi du point de vue spĂ©cifique du graphisme, de la typographie, du graphic design, et en tentant de nous rattraper par l’évocation de cette double intĂ©rieure fameuse de Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Laurence Sterne nous y offre explicitement un « emblĂšme de son Ă©criture Â» en mĂȘme temps qu’un vis-Ă -vis du texte et de l’image ; du texte imagĂ© et de l’image ici clairement revendiquĂ©e comme texte ; de l’application plutĂŽt stricte mais trĂšs spĂ©cifique de l’orthographe, de la syntaxe, de la grammaire, de l’orthotypographie anglaise du XVIIIe siĂšcle et de la variation labile de l’application d’une technique elle-mĂȘme assez rĂ©glĂ©e, de l’impression assez Ă  l’identique en sĂ©rie, et du papier Ă  la cuve Ă  la rĂ©alisation unique ; des mouvements du sens et de la forme assez inĂ©puisables avec la cinĂ©tique des pages, des regards et des sensibilitĂ©s.

Quelque chose est lĂ , visiblement lĂ  pour attirer, solliciter avec plus ou moins de force, d’évidence, de malice, de maĂźtrise, d’équivocitĂ©, d’effort, notre attention, notre dĂ©sir, notre pulsion de forme, d’ĂȘtre, de voir. Cette chose fait relief vis-Ă -vis d’un fond(s) de possible de formes, de virtualitĂ©s d’ĂȘtre, de sensations, d’émotions. Quelque chose bouge, s’agite plus ou moins sourdement et peut nous agiter, nous animer, nous mettre en mouvement. Cette chose est prĂ©cieuse. Elle a une valeur. Cette chose a Ă©tĂ© chargĂ©e. Elle a reçu une tension, une in-tension. Cette chose nous oblige sans nous faire violence. Elle nous met au contraire dans la marche du monde, dans la vie de la forme. Elle fait saillie. Elle saute. Elle bondit. Elle nous pousse en avant.
 

  1. Armando Petrucci, « La scrittura fra ideologia e rappresentazione »,  Storia dell’arte italiana, vol. Grafica e immagine, t. 1 : Scrittura, miniatura, disegno, vol. IX , Giulio Einaudi Editore, Turin, 1980 []
  2. Wassily Kandinsky, Philippe Sers (Ă©d., trad.), Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, DenoĂ«l, Paris, 1989, (1911), p. 168 []
  3. Maw Wertheimer, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt II », in Psycologische Forschung, 4, p. 301-350, 1923, traduit d’aprĂšs l’anglais W. D. Ellis (ed.), « Laws of Organization in Perceptual Forms Â», A source book of Gestalt psychology, 1938, Routledge & Kegan Paul, Londres, p. 71-88, https://psychclassics.yorku.ca/Wertheimer/Forms/forms.htm []
  4. Traduit d’aprĂšs Barry Smith (Ă©d.), Christian von Ehrenfels, « Â§2 The Presentation of a Melody. The Thesis of Gestalt Qualities Â», On ‘Gestalt Qualities’ Â», Foundations of Gestalt Theory, Philosophia, 1989 (1890), p. 85, https://www.studocu.com/hu/document/eotvos-lorand-tudomanyegyetem/filozofiatortenet/ehrenfels-gestalt-roviden/19001406 []
  5. Sigmund Freud, Résultats, idées, problÚmes, Tome II, PUF, Paris, 1985 (1938), p. 288 []
  6. Maw Wertheimer, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt II Â», in Psycologische Forschung, 4, p. 301-350, 1923, op. cit. []
  7. Jakob von UexkĂŒll & Georges Kriszat, StreifzĂŒge durch die Umwelten von Tieren und Menschen : Ein Bilderhuch unsichtharer Welten, Springer, Berlin, 1934. Traduction française par Charles-Martin Freville : Milieu animal et milieu humain, Payot & Rivage, Paris, 2010 []
  8. Gregory Bateson, « Double contrainte, 1969 », Vers une Ă©cologie de l’esprit, volume 2, Chandler Publishing Company, New York, 1977, p. 9-50 []
  9. Abraham Moles, ThĂ©orie de l’information et perception esthĂ©tique, DenoĂ«l, Paris, 1972, p. 246 []
  10. Jacques Derrida, Hospitalité, I, Seuil, Paris, 2021 (1996), p. 128 []
  11. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot & Rivages, Paris, 2005 (1916) p. 157 []
  12. Du moins est-ce lĂ  la façon dont Georges Didi-Huberman en parle merveilleusement aprĂšs Julia Kristeva sur un mode, selon moi assez Peircien assez Ă©tranger Ă  la ligne souvent un brin rigoriste de Saussure tenue longuement par Benveniste. Cf. Georges Didi-Huberman, « Faits d’affects 1 », CRAL, HESS, 15 novembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=d9aGx2zHnGU et Émile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage Â», ProblĂšmes de linguistique gĂ©nĂ©rale, 2, Gallimard, Paris, 1974, p. 215-229 []
  13. Marcel Mauss, Forme et raison de l’Ă©change dans les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 (1902-1903 []
  14. Émile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage Â», op. cit., p. 216 []
  15. Émile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage Â», op. cit., p. 228 []

Entrevue

Beauregard