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Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, volume III, Laurence Sterne, Robert et James Dodsley, Londres, 1761

Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, volume III, Laurence Sterne, Robert et James Dodsley, Londres, 1761


 

Le graphiste est souvent considĂ©rĂ© comme le technicien de surface des deux dimensions d’un certain nombre de supports : la feuille du poster, du livre, de la lettre, l’écran, le panneau, l’enseigne…

Comme l’indique le volume de l’antique bulle-enveloppe, de la tablette, du cĂ´ne, du prisme mĂ©sopotamien, l’enroulement sur lui-mĂŞme de l’ancien papyrus du bien nommĂ© volumen – en volute –, du parchemin du vieux rotulus – en forme de roue –, le pliage compliquĂ©, impliquĂ©, dupliqué… des cahiers souvent papier du codex, la superposition et le dĂ©ploiement des plaques de bambou inscrites du sud de l’Inde… les deux dimensions du support, du moyen, du milieu du graphisme acquièrent souvent la troisième dimension de l’espace. Sans parler de la nature souvent architecturale de nombre d’inscriptions plus ou moins publiques, parfois gravĂ©es en creux ou en relief, qu’Armando Petrucci qualifie d’« exposĂ©es Â»1.

Mais il est une autre dimension du graphisme, de la typographie, du graphic design, qui réclame pour nos petites affaires scripturales et imagées la dignité du relief logique.
 
Wassily Kandinsky nous a rappelé, il y maintenant longtemps déjà, dans son approche synesthésique et musicale de la peinture, la dimension spatiale de la perception des résonances de la couleur, de la ligne, de la forme et de leurs interactions.
 

« La minceur ou l’épaisseur d’une ligne, l’application de la forme sur la surface, la superposition d’une forme Ă  une autre, sont des exemples suffisants de l’extension de l’espace par le dessin. La couleur offre des possibilitĂ©s analogues, car elle peut, convenablement appliquĂ©e, s’avancer ou reculer, tendre vers l’avant ou vers l’arrière, faire de l’image une essence flottant dans l’air, ce qui Ă©quivaut Ă  une extension picturale de l’espace. Â»
Wassily Kandinsky2

 
Sans aller jusqu’à la sculpture, Ă  la glorieuse architecture ou aux tableaux vivants, le graphisme, comme la peinture, bref, l’image, peut Ă©galement jouer de la qualitĂ© de la matière colorĂ©e qui relève d’effets plus ou moins kinesthĂ©siques et synesthĂ©siques, de rĂ©alitĂ©s ayant un rapport avec la spatialitĂ© et le toucher. On passe alors de l’effet, de la reprĂ©sentation, Ă  la matĂ©rialitĂ©, Ă  la prĂ©sentation. Les qualitĂ©s d’abord matĂ©rielles et perceptivement spatiales de telle couleur empâtĂ©e ou diluĂ©e du peintre, de la trouĂ©e de la toile d’un Lucio Fontana, Gustav Metzger ou SaburĂ´ Murakami – entre toute une galaxie d’autres – trouvent un Ă©cho relatif, non seulement dans la qualitĂ© texturale de tel encrage, mais encore dans les possible effets de l’estampage, du gaufrage, de la dĂ©coupe « Ă  l’emporte-pièce Â» du support graphique.
 
Mais la fameuse Gestalt Psychologie de la fin du XIXe et du dĂ©but du siècle suivant vient nous rappeler Ă  un autre mode plus fondamental de la « saillance » des objets ou des perceptions visuelles. Sans rentrer dans les subtilitĂ©s qui opposent les diffĂ©rentes Ă©coles de Berlin, de Graz, de Leipzig, toute perception, toute gestalt – soit quelque chose comme une forme, une forme perçue, la prise de conscience d’une perception – est l’effet d’une figure qui surgit du fond, de la sĂ©grĂ©gation d’une zone valorisĂ©e qui se lève, qui se dĂ©tache d’un fond. Qui se dĂ©-tache, s’éloigne de la tache, se dĂ©gage de la surface « tâchable Â» du support. Un fond, une surface alors dĂ©valorisĂ©s, mais qui ne sont pas pour autant dĂ©nuĂ©s de puissance : qui restent un potentiel fonds de possibles surgissements. Tout fond est la dĂ©valorisation de certaines zones du champ visuel par rapport Ă  d’autres qui deviennent le focus, le foyer de nos attentions. Tout fond est un arrière-fond, un arrière plan dĂ©fini de manière spatiale au delĂ  de la dialectique de l’actif et du passif. Ou plutĂ´t de l’activitĂ© qui nous engage plutĂ´t Ă  un instant t avec certaines zones plus ou moins bien dĂ©finies du champ visuel, et qui dĂ©finit le restant comme, peut-ĂŞtre pas un passif, mais un potentiel, une virtualitĂ©, une puissance de formation, un peut-ĂŞtre d’agentivitĂ©, une possible morphogenèse : un peut ĂŞtre.
 

« Quand un objet apparaĂ®t sur [upon c’est nous qui soulignons] un champ homogène, il doit y avoir une diffĂ©rentiation (inhomogĂ©nĂ©itĂ©) du stimulus pour que l’objet puisse ĂŞtre perçu. Un champ parfaitement homogène apparaĂ®t comme un champ total [Ganzfeld] opposĂ© Ă  la subdivision, la dĂ©sintĂ©gration, etc. Effectuer une sĂ©grĂ©gation dans ce champ requiert une certaine puissance de diffĂ©renciation entre cet objet et son arrière fond. […] Le cas le plus probant de l’apparition d’une figure dans un tel champ se rĂ©alise quand, dans la totalitĂ© du champ, une surface close de forme simple se distingue de son champ relatif par sa couleur. Une telle figure-surface ne constitue pas un duo dont le champ total ou « support » [ground] serait l’autre Ă©lĂ©ment ; son contour sert de ligne de frontière seulement Ă  cette figure. L’arrière-fond [background] n’est pas limitĂ© par cette figure mais semble continuer sans interruption dessous [beneath c’est nous qui soulignons]. Â»
Maw Wertheimer3

 
Mais comment cette surface parvient-elle Ă  cette valorisation visuelle ? Selon la Gestalt Psychology, certaines surfaces qu’on prĂ©fèrera dès lors appeler formes voire figures, s’imposent parce qu’elle sont capables de dĂ©montrer certaines qualitĂ©s : certaines Gestaltqualitäten. Christian von Ehrenfels explique que cette qualitĂ© rĂ©side dans le « plus », la positivitĂ© rĂ©alisĂ©e par certaines formes vis-Ă -vis de la somme de leurs parties. Ce qu’on pourrait appeler structure, articulation, tectonique, sens… vient habiter et donner une valeur d’ensemble, de cohĂ©rence Ă  la forme. On pourrait mĂŞme soutenir qu’elle vient l’habiter, comme l’habitus bourdieusien, de l’intĂ©rieur. En bref, cette forme est in-formĂ©e et cette qualitĂ©, cette valeur qu’elle peut acquĂ©rir et qui lui donne cette puissance d’apparaĂ®tre, cette qualitĂ© de phĂ©nomène, est liĂ©e Ă  cette valeur d’information. On retrouve l’étymologie de la forma latine, du moule, de la matrice avec toute la tension de la poussĂ©e intĂ©rieure, et de la fermetĂ© de la contenance des limites. Esprit es-tu lĂ  ?
 

« Supposons d’abord que la sĂ©rie de tons t1, t2, t3…t10, quand elle est jouĂ©e, soit apprĂ©hendĂ©e par la conscience d’un sujet S comme une Gestalt tonale (de sorte que les images-mĂ©moire de tous les tons soit simultanĂ©ment prĂ©sents en elle) ; et supposons ensuite que la somme de ces n tons, chacun avec ses dĂ©terminations temporelles particulières, soit amenĂ© Ă  la reprĂ©sentation par n unitĂ©s de conscience de sorte que chacun de ces n items ait dans la conscience une seule et unique reprĂ©sentation tonale. Alors la question se pose de savoir si la conscience S, en apprĂ©hendant la mĂ©lodie, amène Ă  sa reprĂ©sentation plus que les n tons individuels considĂ©rĂ©s ensemble.
Une question analogue peut clairement se poser Ă  l’égard des formes spatiales. […] comme prĂ©cĂ©demment au sujet de la mĂ©lodie, nous pouvons ainsi nous demander si la figure spatiale peut ĂŞtre plus que la seule somme de ses dĂ©terminations locales individuĂ©es, si la conscience qui apprĂ©hende la figure en question amène Ă  se reprĂ©senter quelque chose de plus que les n parties considĂ©rĂ©es ensemble. Â»
Christian von Ehrenfels4

 

« Il se peut que la spatialitĂ© soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Â»
Sigmund Freud5

 
Et cette « intĂ©rioritĂ© Â» de la structuration de la forme par l’information est peut-ĂŞtre tout aussi dĂ©terminante dans le corrĂ©lât de la notion de qualitĂ© de la Gestalt qu’est la « prĂ©gnance Â». La prĂ©gnance (Prägnanz) qualifie prĂ©cisĂ©ment la bonne Gestalt, la bonne forme qui s’impose Ă  notre perception, ou pour le dire en termes peut-ĂŞtre plus graphiques, qui s’imprime dans notre esprit. La forme qui a de la puissance, de la force. L’exemple que prend Max Wertheimer de l’angle droit a d’ailleurs dans la traduction anglaise de W. D. Ellis une saveur particulière. La bonne forme – ou pour aller vite Gestalt – du bon angle qui domine ses agencements proches Ă  plus ou moins de 90° se dit en anglais « right angle ». Justement, l’anglais est aussi rĂ©vĂ©lateur des valeurs de puissance et d’intĂ©rioritĂ© de la bonne forme-Gestalt et de l’in-formation. Pregnance signifie Ă©videmment en anglais l’état de grossesse fĂ©conde, soit originellement l’effet du « prĂ©- Â» gĂ©nĂ©tique d’une information, pour ne pas dire l’effet d’une information gĂ©nĂ©tique ou d’une morphogenèse de l’information.
 

« Supposons qu’un cĂ´tĂ© d’un angle soit maintenu Ă  l’horizontale et que l’autre Ă©volue d’un arc de 30 Ă  150°. Ici […] chaque degrĂ© ne possède pas la mĂŞme valeur en termes psychologiques. Il existe plutĂ´t trois angles principaux : l’aigu, le droit et l’obtus. L’angle droit par exemple a une certaine tolĂ©rance [region] telle q’un angle de 93° apparaĂ®t comme un angle droit (plus ou moins adĂ©quat). Les Ă©tats intermĂ©diaires entre les « stades principaux » ont un caractère peu dĂ©fini et sont facilement perçus dans le sens de l’un ou l’autre des « stades de la prĂ©gnance » [Prägnanzstufen] adjacents. Â»
plus loin
« Dans tous ces cas, se font jour les mĂŞmes questions que suggĂ©rait prĂ©cĂ©demment notre discussion sur les « stades de la prĂ©gnance Â» [Prägnanzstufen]. Certains arrangements sont plus forts que d’autres et semblent « triompher » ; les configurations intermĂ©diaires sont moins distinctes, plus Ă©quivoques. Â»
Maw Wertheimer,6

 
Parler de l’information qui fait la forme perçue condamne-t-elle la forme Ă  la fermeture, l’information Ă  la fermetĂ© ? C’est un peu ce que l’on peut peut-ĂŞtre facilement comprendre aux lois de la Gestalt dĂ©finies par Wertheimer. La bonne forme est facilement la forme Ă©vidente, la forme-truisme, la forme familière qu’on reconnaĂ®t mieux parce qu’on la connaĂ®t dĂ©jĂ  ou qu’elle offre des repères plus fermes, plus tranchĂ©s, plus cohĂ©rents, plus prĂ©visibles Ă  l’intellection. Pourtant, quelque chose qui apparaĂ®t, qui se lève, qui se dĂ©couvre comme on l’a dit, procède aussi d’un mouvement, d’une transformation, d’un dĂ©placement : d’une morphogenèse. Il faut sans doute rappeler la façon dont on attire le regard d’un très jeune enfant, d’une attention visiblement assez confuse. Par le mouvement. Par quelque chose qui accroche semble-t-il son regard et qui est occasionnĂ© par une plastique visuelle, par un Ă©vĂ©nement, par une mutation, par une animation – et l’on pourrait Ă  nouveau peut-ĂŞtre trop facilement relever ce que ce mot dit de son rapport Ă  la fluence du vivant et de l’intĂ©rioritĂ© de la psychĂ©. Si l’on regarde tant, dans un corps, les yeux d’un visage au point que ce soit ce que l’on cherche d’abord dans toute prĂ©sence naturaliste – qui imite certaines donnĂ©es de nos relations visuelles naturelles. Ce n’est pas, peut-ĂŞtre, seulement parce que, par lĂ , on accèderait Ă  une intĂ©rioritĂ©, mais que, très simplement les yeux sont sans doute parmi les plus mobiles, ou intenses, ce qui en appelle Ă  une concentration, une densification des mouvements.

Il y a donc, peut-ĂŞtre un premier distinguo, du moins une nuance Ă  Ă©tablir entre la puissance d’être de la forme, son agentivitĂ©, et sa formalisation dans le sens d’une fermetĂ©, d’une fermeture, d’un achèvement, d’un dĂ©jĂ -lĂ  du prĂ©visible qui est aussi synonyme de mort, de fin, et peut-ĂŞtre dĂ©jĂ  de finalitĂ©. Il y a donc, en l’occurrence, un genre de direction partagĂ©e entre le prĂ©fixe in- qui qualifie l’intĂ©rioritĂ© et le in- privatif. L’information qui anime de l’intĂ©rieur, dans l’antĂ©rioritĂ© gĂ©nĂ©tique, la forme, peut aussi peut-ĂŞtre assez paradoxalement la priver de trop de dĂ©finition. On pourrait peut-ĂŞtre aussi dans ce sens assez vitaliste associer très simplement la capacitĂ© de la forme Ă  s’imposer Ă  une puissance d’agir assez fondamentale qui caractĂ©rise prĂ©cisĂ©ment le mouvement du vivant, sa capacitĂ© « actancielle Â» pour le dire comme Jakob von UexkĂĽll7, son animation.
 
On pourrait amener ici les extensions aux sciences humaines de la thĂ©orie de l’information formulĂ©es dĂ©jĂ  par Warren Weaver en 1949 et dĂ©veloppĂ©es dans les annĂ©es 1970 par Abraham Moles, malgrĂ© les prĂ©cautions de son crĂ©ateur, Claude Elwood Shannon qui rĂ©clamait une retenue plus exclusivement scientifique et technique excluant la dimension sĂ©mantique et esthĂ©tique des messages. Cette thĂ©orie fonctionne sur des donnĂ©es probabilistes et dĂ©finit deux genres de l’information. Une information prĂ©visible qui se rĂ©pète et facilite le repĂ©rage des structures ainsi accusĂ©es de la forme est appelĂ©e rĂ©currence. Une seconde, imprĂ©visible et par cela plus difficilement perceptible ou proche du bruit, du parasite, du brouillage, est appelĂ©e « entropie Â». Presque le contraire de la bonne et bien forme « cosmologique Â», harmonique, cohĂ©rente, rĂ©glĂ©e au prĂ©alable par un ordre. Le chaos vous dis-je, l’évĂ©nement, l’inconnu, l’inopinĂ©, le singulier et par lĂ  le subreptice, le difficilement repĂ©rable, le discret, l’infime. Le dia-bole qui casse « au travers Â» la convention « unie Â» du sym-bole. Ce qui doit demander un effort, peut ĂŞtre des soutiens, des cadres – des redondances – Ă  l’attention, notamment relativement aux intentions de l’émetteur de la forme. Un genre de fond indĂ©terminĂ© et imperceptible donc, qui pourtant, se distingue, et en particulier, du spectaculaire, de l’évidence, de la rĂ©currence. Ce qui peut poser plutĂ´t qu’imposer sa diffĂ©rence qui peut faire la diffĂ©rence pour paraphraser Gregory Bateson. On est alors toujours dans une idĂ©e de prĂ©gnance, de puissance de formation, de transformation, mais moins dans une notion de domination, de pouvoir, de violence faite Ă  l’attention. On est peut-ĂŞtre plus dans une notion de tension, d’intensitĂ©, de charge de la forme. Une puissance est lĂ  qui sollicite mais n’oblige pas notre attention. Peut-on encore parler de Gestalt ? On peut quand mĂŞme constater un soulèvement de la forme Ă  laquelle on prĂŞtera quelque attention. On peut Ă©prouver un relief, un mouvement, une Ă©nergie.
 

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